Stefan Zweig

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Stefan Zweig (1881-1942)

L’écrivain autrichien Stefan Zweig (*28 novembre 1881 à Vienne, † 22 février 1922) avait de nombreux liens amicaux, intellectuels et professionnels avec la France. Ce Viennois d’origine juive n’a eu de cesse toute sa vie d’agir en faveur des échanges culturels entre la France et les pays de langue allemande grâce à son réseau professionnel international ainsi que par ses activités de traduction.

Biographie

Stefan Zweig se rend régulièrement à Paris dès le plus jeune âge, en raison des attaches familiales qui le relient à la capitale française car l’une de ses tantes Brettauer, le côté maternel de la famille de Zweig, y vit. Il y séjourne plusieurs fois à partir de 1902, mais c’est en 1904, après la soutenance de sa thèse consacrée à Hippolyte Taine[1] (Die Philosophie des Hippolyte Taine, 1904), que Stefan Zweig s’installe pour six mois à Paris où il fait, auprès d’Alphonse Lemerre[2] (1838–1912), l’éditeur français de Paul Verlaine, ses premiers pas de traducteur. Zweig tisse alors son premier réseau littéraire parmi les cercles d’artistes et d’écrivains de cette époque et noue de grandes amitiés : il y rencontre notamment le traducteur et écrivain Léon Bazalgette[3] (1873–1938) ainsi que « l’Abbaye de Créteil[4] », regroupant entre autres les écrivains Jules Romains[5] (1885–1972), Pierre-Jean Jouve[6] (1887–1976), René Arcos[7] (1881–1959) ou encore Georges Duhamel[8] (1884–1966), mais aussi d’autres artistes tels que le peintre Albert Gleizes[9] (1881–1953) et le musicien Albert Doyen[10] (1882–1935). Le contact de ces artistes forge chez l’écrivain autrichien la conviction de l’importance du réseau, qui permet selon lui d’enrichir sa pratique artistique.

Zweig retrouve certains de ses amis français lors de son passage en Suisse en 1917. C’est le cas de Pierre-Jean Jouve, que l’écrivain autrichien fréquente à Genève durant la Première Guerre mondiale et dont l’amitié devient professionnelle. Aux côtés du graveur et peintre belge Frans Masereel[11] (1889–1972), autre grand ami de Zweig, ils collaborent aux œuvres les uns des autres, les trois amis s’engageant aussi auprès de la Croix Rouge internationale aux côtés de l’écrivain français Romain Rolland (1866–1944), pivot du pacifisme en Suisse durant cette période. Ce dernier fait figure de véritable maître à penser pour Zweig, au moins jusqu’au début des années 1930 lorsque Rolland, compagnon de route du communisme, poursuit publiquement son soutien au régime stalinien, provoquant des tensions avec Zweig. Avant cet éloignement idéologique entre les deux hommes, Zweig cherche à faire rayonner la littérature de son ami de Villeneuve par la traduction de ses œuvres en allemand. Il va même lui consacrer une biographie qui rend hommage tant à son travail littéraire qu’à son combat pacifiste, parue sous le titre Romain Rolland. Der Mann und das Werk (1921), traduit en français en 1929.

Comme Rolland, Stefan Zweig poursuit son engagement pacifiste après la guerre. Celui-ci se concrétise non pas par un militantisme au sein d’organisations comme plusieurs de ses amis français, mais par des traductions littéraires dont l’objectif est la médiation culturelle à l’échelle européenne. Ainsi, il met en place en 1919 avec son éditeur Insel (Leipzig) le projet « Bibliotheca Mundi », une collection qui a vocation à publier des auteurs sélectionnés parmi les classiques de la littérature européenne, dont Baudelaire pour la France. Cette volonté d’ouvrir la littérature française au public germanophone est une constante chez Zweig qui, dès 1900, avait traduit et fait publier dans la revue littéraire allemande Die Gesellschaft des poèmes de Baudelaire ainsi que Sensations de Rimbaud. La poésie de Paul Verlaine fait également l’objet de plusieurs traductions de Zweig, qui consacre des essais, une anthologie ainsi qu’une biographie au poète français. Il travaille aussi à la publication des œuvres complètes de Verlaine entre 1913 et 1922. En 1908, c’est sur Balzac que Zweig compose un texte, qui sert d’abord d’introduction à l’édition d’Insel en quinze volumes de La Comédie humaine avant d’être publié au sein de Trois maîtres (Drei Dichter), aux côtés de ses essais sur Dickens et Dostoïevski. Le biographe espérait consacrer une véritable biographie à l’écrivain français, dont une ébauche a été commencée à Bath en 1939. Le départ de Zweig pour les États-Unis après le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, sans son manuscrit, l’empêcha de poursuivre ce projet.

Zweig intervient aussi en faveur d’auteurs germanophones qui souhaitent être publiés en France. Toujours grâce à son réseau professionnel international, il se fait le médiateur entre les maisons d’édition françaises et les écrivains autrichiens et allemands. À titre d’exemple, nous pouvons citer son ami Joseph Roth (1894–1939), qui demande régulièrement l’intervention de son ami et protecteur auprès des éditeurs français afin de négocier des avances ou de meilleurs contrats.

On retrouve cette volonté de médiation culturelle franco-germanique dans le propre travail littéraire de Stefan Zweig. Depuis sa thèse et jusqu’à son dernier ouvrage inachevé, paru de manière posthume sous forme de fragments, dédié à Montaigne (1942), l’immense parcours littéraire de Zweig est parsemé de figures d’artistes et de penseurs français. Il a ainsi tant participé à leur reconnaissance et à leur rayonnement qu’ils et elles l’ont inspiré et influencé d’un point de vue littéraire et philosophique. À la veille de son suicide, il commence depuis son exil brésilien un texte sur Montaigne. À partir de sa lecture des Essais (1533–1592), l’écrivain autrichien entreprend une biographie sur le modèle de celles écrites durant les années d’exil sur d’autres figures d’intellectuels (Triumph und Tragik des Erasmus von Rotterdam, 1934 et Castellio gegen Calvin oder Ein Gewissen gegen die Gewalt, 1936) : il ne s’agit pas de rendre compte de la vie et de l’œuvre de Montaigne – comme pour Rolland ou Verlaine –, mais de mettre en avant un aspect de sa philosophie, dans le cas de Montaigne : comment préserver sa liberté intérieure et de conscience, dans un processus d’identification du biographe avec son personnage ? Montaigne devient alors un modèle, de la même manière qu’Érasme et Castellion incarnaient selon Zweig le cosmopolitisme et l’humanisme et que Rolland représentait le pacifisme et l’esprit européen. Autant de figures auxquelles Zweig tente de se raccrocher au cours d’une période de grand isolement.

Zweig a aussi exploré certains pans de l’histoire de France qui méritaient d’après lui de figurer parmi les moments déterminants de l’histoire mondiale, qu’il romance dans ses Très Riches Heures de l’Humanité (1929) (Sternstunden der Menschheit, 1927). Parmi ce qu’il considérait comme des tournants décisifs du cours de l’histoire globale, l’écrivain choisit de narrer l’écriture de l’hymne national français (« Le Génie d’une nuit : La Marseillaise, 25 avril 1792 (Das Genie einer Nacht) »), ainsi que la défaite des troupes napoléoniennes à Waterloo (« La Minute mondiale de Waterloo : Napoléon, 18 juin 1815 (Die Weltminute von Waterloo) »). La vision historique française de Zweig apparaît donc principalement orientée autour de la période révolutionnaire et du Premier Empire, comme en témoignent ses biographies dédiées à Joseph Fouché[12] (Joseph Fouché. Bildnis eines politischen Menschen, 1929) et Marie-Antoinette (Marie-Antoinette: Bildnis eines mittleren Charakters, 1932). Il en va d’ailleurs de même pour la majorité des références littéraires auxquelles il consacre également des essais biographiques, que ce soit Balzac (1799–1850), Stendhal (1783–1842) ou bien la poétesse Marceline Desbordes-Valmore[13] (1786–1859).

Écrire sur certains épisodes et sur certaines figures de l’histoire française permettait selon Zweig de proposer une récit historique alternatif à celui raconté par la propagande nazie, qui rejetait d’ailleurs les « Idées de 1789 », responsables selon Hitler des maux de la modernité et du déclin de la nation allemande. La France et sa tradition politique républicaine incarnent alors dans les écrits de Zweig une « anti-Allemagne ». La France, premier pays d’accueil des exilés germanophones au cours de la période 1933–1939, devient alors une « patrie morale » (« geistige Heimat ») pour nombre de penseurs germanophones qui cherchent dans la philosophie des Lumières et de leurs successeurs un cadre de pensée sur lequel s’appuyer afin de construire une opposition idéelle à l’idéologie nazie.

La France représentait avant tout une « patrie littéraire » (« Literaturheimat ») pour Zweig, dont les lieux d’exil furent l’Angleterre, les États-Unis, puis le Brésil (1924–1942). Il s’adresse en tout cas plusieurs fois à son public français au cours de l’année 1940 lors de conférences, de déclarations dans la presse et d’une allocution enregistrée pour Radio Paris. Il cherche d’une part à transmettre ses valeurs pacifistes et européennes, mais il tient d’autre part aussi à apporter son soutien à toutes celles et tous « ceux qui ne peuvent pas parler » en raison de la répression du régime hitlérien (« Pour ceux qui ne peuvent pas parler », d’abord paru sous le titre « Das große Schweigen » dans Das Neue Tage-Buch, Paris, le 4 mai 1940, puis enregistré dans les studios de Radio Paris le 24 avril 1940). Il y fait un état des lieux de l’horreur subie par des millions de personnes en Europe tout en envoyant un message de vigilance à la France qui est alors en guerre contre l’Allemagne nazie.

Les échanges interculturels représentaient pour Stefan Zweig la meilleure façon de contrer le nationalisme, responsable selon lui des guerres mondiales. Dans un désir de lier les peuples entre eux grâce à la culture et à l’art, l’écrivain, biographe et traducteur autrichien n’a eu de cesse de promouvoir le dialogue culturel entre la France et l’espace germanophone, toujours dans une perspective pacifiste et cosmopolite.

Références et liens externes

Bibliographie

Textes de Stefan Zweig

  • Zweig, Stefan : Paul Verlaine. In : Das Magazin für Literatur 1902.
  • Zweig, Stefan : Gedichte von Paul Verlaine. Eine Anthologie der besten Übertragungen. Berlin, Leipzig : Schuster & Loeffler 1902.
  • Zweig, Stefan : Verlaine. Berlin, Leipzig : Schuster & Loeffler 1905.
  • Zweig, Stefan : « Balzac ». In : La Comédie humaine. 15 Bänden. Leipzig : Insel 1908.
  • Zweig, Stefan : Drei Meister: Balzac–Dickens–Dostojewski. Band 1. Leipzig : Insel 1920.
  • Zweig, Stefan : Marceline Desbordes-Valmore. Das Lebensbild einer Dichterin. Leipzig : Insel 1920.
  • Zweig, Stefan : Romain Rolland. Der Mann und das Werk. Frankfurt am Main : Rütten und Leoning 1921.
  • Zweig, Stefan : « Paul Verlaines Lebensbild ». In : Paul Verlaines Gesammelte Werke in zwei Bänden. Leipzig : Insel 1922.
  • Zweig, Stefan : Drei Dichter ihres Lebens. Casanova–Stendhal–Tolstoi. Band 3. Leipzig : Insel 1928.
  • Zweig, Stefan : Joseph Fouché. Bildnis eines politischen Menschen. Leipzig : Insel 1929.
  • Zweig, Stefan : Marie-Antoinette: Bildnis eines mittleren Charakters. Leipzig : Insel 1932.
  • Zweig, Stefan : « Das große Schweigen ». In : « Erst wenn die Nacht fällt ». Politische Essays und Rede. 1932-1942. Unbekannte Texte. Band 1. Krems an der Donau : Roesner 2016, p. 103–111.
  • Zweig, Stefan : Montaigne. In : Europäisches Erbe. Frankfurt am Main : Fischer 1990.

Textes de Stefan Zweig traduit en français

  • Zweig, Stefan : Romain Rolland. Sa vie. Son œuvre, trad. par Odette Richez. Paris : Éditions Pittoresques 1929.
  • Zweig, Stefan : Trois poètes de leur vie : Stendhal, Casanova, Tolstoï, trad. par Henri Bloch et Alzir Hella. Volume 3. Paris : Le Libre de Poche 2011 (Stock 1937).
  • Zweig, Stefan : Trois Maîtres : Balzac, Dickens, Dostoïevski, trad. par Henri Bloch et Alzir Hella. Volume 3. Paris : Le Libre de Poche 2011 (Grasset 1949).
  • Zweig, Stefan : Paul Verlaine, trad. par Corinne Gepner. Paris : Le Castor Astral 2015.
  • Zweig, Stefan : Montaigne, trad. par Corinne Gepner. Paris : Le Livre de Poche 2019.
  • Zweig, Stefan : Marceline Desbordes-Valmore, trad. par Alzir Hella. Paris : Le Livre de Poche 2020.
  • Zweig, Stefan : « Pour ceux qui ne peuvent pas parler ». In : L’esprit européen en exil : essais, discours, entretiens (1933–1942), trad. par Jacques Le Rider. Paris : Bartillat 2020, p. 337–343.
  • Zweig, Stefan : Joseph Fouché. Portrait d’un homme politique, trad. par Jean-Jacques Pollet. Paris : Les Belles Lettres 2021.
  • Zweig, Stefan : Marie-Antoinette. Portrait d’une personne ordinaire, trad. par Jean-Jacques Pollet. Paris : Les Belles Lettres 2023.

Correspondance de Stefan Zweig

  • Rolland, Romain et Zweig, Stefan : Correspondance : 1910–1919, trad. par Jean-Yves Brancy et Siegrun Barat. Paris : Albin Michel 2014.
  • Rolland, Romain et Zweig, Stefan : Correspondance : 1920–1927, trad. par Jean-Yves Brancy et Siegrun Barat. Paris : Albin Michel 2015.
  • Rolland, Romain et Zweig, Stefan : Correspondance : 1928–1940, trad. par Jean-Yves Brancy et Siegrun Barat. Paris : Albin Michel 2016.
  • Roth, Joseph et Zweig, Stefan : « Jede Freundschaft mit mir ist verderblich »: Joseph Roth und Stefan Zweig. Briefwechsel 1927–1938. Zürich : Diogenes 2011.
  • Roth, Joseph et Zweig, Stefan : Correspondance, 1927–1938, trad. par Pierre Deshusses. Paris : Payot & Rivages 2013.

Littérature secondaire

  • Battiston, Régine et Renoldner, Klemens (dir.) : « Ich liebte Frankreich wie eine zweite Heimat. » Neue Studien zu Stefan Zweig. « J’aimais la France comme ma seconde patrie. » Actualité(s) de Stefan Zweig. Würzburg : Königshausen & Neumann 2011.
  • Lajarrige, Jacques : « Verlaine, l’anti-démon ? ». In : Austriaca 91 (2020). Mis en ligne le 01 septembre 2022. Consulté le 20 octobre 2024.
  • Lecorchey, Virginie : « Montaigne ». In : Austriaca 91 (2020). Mis en ligne le 01 septembre 2022. Consulté le 20 octobre 2024.

Auteur

Marion Garot Puyau

Mise en ligne : 05/11/2024