Moderne Dichtung/Moderne Rundschau

Revue éphémère, n’ayant paru que pendant deux années (1890/91) et sous deux titres différents, la Moderne Dichtung / Moderne Rundschau a néanmoins toute son importance dans l’évolution de la vie littéraire autrichienne à la fin du XIXe siècle : elle peut effectivement être considérée comme le lieu de naissance de la « Modernité viennoise » (« Wiener Moderne »). Les textes littéraires, les essais et les comptes rendus parus pendant ces deux années témoignent des tentatives d’un renouvellement de la littérature proprement autrichienne à travers la réception des courants de la modernité littéraire européenne ; ils témoignent aussi de l’impact qu’a eu la littérature française sur les écrivains autrichiens dans cette évolution allant du réalisme-naturalisme et du symbolisme à la décadence et à l’esthétisme.
La revue
La Moderne Dichtung (désormais MD) a été créée en 1890 à Brünn/Brno par le jeune écrivain Eduard Michael Kafka[1] (1864–1893) – celui-ci collaborait à ce moment à une revue berlinoise également intitulée Moderne Dichtung et au périodique viennois Allgemeine Kunstchronik – avec le soutien, notamment, de Hermann Bahr et fut publiée par les éditions Rudolf M. Rohrer. Après douze numéros (datés du 1er janvier 1890 au 1er décembre 1890, 788 pages en tout), un arrêt de trois mois et un déménagement à Vienne, la revue réapparaît sous le titre Moderne Rundschau (MR) aux éditions Leopold Weiß, Jacques Joachim[2] ayant rejoint E.M. Kafka à la direction de la revue. Le rythme de parution est désormais bimensuel, la MR compte 18 numéros (668 pages) entre le 1er avril et le 15 décembre 1891 ; dans ce dernier numéro, la rédaction avertit les lecteurs que la revue fusionnera avec le périodique berlinois Freie Bühne für den Entwicklungskampf der Zeit dirigé par Otto Brahm[3].
Un forum pour la jeune littérature autrichienne
Avec la création de la MD, E.M. Kafka (qui signe aussi « Michel Constantin », pseudonyme utilisant le nom de jeune fille de sa mère) souhaite d’abord contribuer au renouvellement de la vie littéraire en Autriche et imposer la littérature moderne (pour Kafka, c’était le naturalisme) ; il souhaite aussi donner aux jeunes écrivains autrichiens un lieu de publication. Par son apparence, la MD ressemble à la revue Deutsche Dichtung de Karl Emil Franzos[4], d’orientation plutôt conservatrice ; en ce qui concerne le contenu, son orientation littéraire et esthétique, elle est cependant plus proche de la revue Die Gesellschaft que Michael Georg Conrad[5] publie à Munich, une revue favorable au naturalisme.
Sans contenir de « manifeste » ou d’article programmatique, le contenu des premiers numéros de la MD donne l’impression que l’éditeur cherche à établir une communauté naturaliste entre Berlin, Munich et Vienne : ainsi trouve-t-on, parmi les écrivains ayant fait l’objet d’un « portrait » au cours de la première année, entre autres, M.G. Conrad, Ludwig Anzengruber, Ferdinand von Saar[6], Gerhart Hauptmann[7], Detlev von Liliencron[8] et Leopold von Sacher-Masoch.
En réalité, c’est un certain éclectisme qui prévaut dans la composition de la revue : à côté de représentants du naturalisme (berlinois) comme Carl Bleibtreu[9], Hermann Conradi[10] et Gerhart Hauptmann, il y a ceux pour qui le dépassement du naturalisme est déjà à l’ordre du jour, ce qui est notamment le cas des essais de Hermann Bahr (dont « Die Moderne », N° 1, 1er janvier 1890, p. 13–15[11]), mais aussi de Paul Ernst (« Die Tendenzen des Naturalismus », N° 11, 1er novembre 1890, p. 704–706[12]), et à côté des écrivains déjà confirmés comme Ferdinand von Saar ou des régionalistes tels que Adolf Pichler se trouvent les représentants de la « Jeune Vienne » : Arthur Schnitzler, qui y publie une saynète du cycle Anatole (« Die Frage an das Schicksal », N° 5, 1er mai 1890[13]), Hugo von Hofmannsthal, qui, sous son pseudonyme « Loris », donne un compte rendu – assez critique – du drame Die Mutter[14] de H. Bahr paru en 1891 (MR, 15.4.1891, p. 75[15]), ou encore Felix Dörmann[16] et Felix Salten. On peut aussi noter la signature de quelques écrivaines relativement connues à l’époque, telles que Marie Herzfeld[17], Franziska Kapff-Essenther[18], Berta von Suttner et Irma von Troll-Borostyani[19]. Dans leur ensemble, les douze numéros de la première année montrent un éloignement des modèles munichois et berlinois.
La MR s’ouvre, elle, bien sur une préface programmatique qui explique la nécessité du changement du titre par l’ambition « d’être un miroir de toute la vie moderne », c’est-à-dire « de comprendre la littérature dans le contexte de toutes les manifestations de l’esprit moderne, de comprendre les documents littéraires et artistiques du présent à la lumière des expériences scientifiques, psychologiques et sociologiques, du point de vue des opinions progressistes dans le domaine du droit, de la morale, de la technique, de l’économie et de la politique sociale[20] ». Cette ouverture au-delà de la littérature, à laquelle beaucoup de revues littéraires ont procédé à l’époque, est une concession aux intérêts plus larges du public et à « l’esprit du temps ».
En tout cas, tout au long des deux années de parution, les débats sur la « modernité » (« Moderne »), sur le rôle de la création littéraire dans la société moderne, comme sur le passage du réalisme-naturalisme à la « mystique des nerfs » semblent avoir été vifs. On peut cependant donner raison à Gotthart Wunberg[21] qui considère que les contributions les plus marquantes du point de vue littéraire se trouvent dans la MR, alors que les débats théoriques sont plus intéressants dans la MD[22]. MD et MR se caractérisent effectivement par un pluralisme programmatique flou et la présence d’auteurs d’obédience variée ; néanmoins, ce périodique a aussi suscité quelques critiques de la part de la presse viennoise traditionnelle (par exemple de Robert Hirschfeld dans Die Presse, 17 septembre 1890, p. 1-3[23]).
Présence étrangère / présence française
La MD propose régulièrement une rubrique « Chronik der Weltliteratur » avec des essais portant sur la plupart des littératures européennes. Parmi les littératures étrangères présentes dans MD/MR, on trouve notamment la littérature scandinave avec Georg Brandes[24], August Strindberg[25] et, surtout, Henrik Ibsen[26], ainsi que les contributions de Ola Hansson[27] (1860–1925). À l’occasion de la première d’une mise en scène des Prétendants à la couronne au Burgtheater le 11 avril 1891, Eduard Michael Kafka et Jacques Joachim organisent un banquet en l’honneur d’Ibsen. C’est un des moments forts du séjour du dramaturge norvégien en Autriche et un grand événement politico-culturel, les invités recevant de la part de la Moderne Rundschau un tiré-à-part comportant un portrait d’Ibsen et un essai signé Julius Kulka[28].
Étant donné l’orientation et l’évolution de la revue, la littérature française y occupe une place importante, en premier lieu Émile Zola et les débats autour du naturalisme : en dehors de nombreuses références à Zola dans plusieurs essais sur des sujets divers, où il est présenté comme l’un des maîtres du « réalisme triomphant », on note une contribution de Zola lui-même et la recension de son roman La Bête humaine par Hermann Bahr dans le numéro 5 de la MD (1er mai 1890, p. 322–325[29]). C’est le premier volet de la série « Von welschen Literaturen », et Bahr s’y intéresse particulièrement à la « méthode » de Zola qu’il analyse sous ses différents aspects (intrigue, caractère, psychologie, milieu). Si son jugement sur le cycle des Rougon-Macquart (à ce moment encore incomplet) est plutôt favorable, il considère La Bête humaine comme une « fumisterie » (en français dans le texte), à cause du milieu, justement, et des contradictions de l’intrigue. Et il formule une critique paradigmatique pour la réception de Zola : Zola est un grand romancier, ses descriptions sont puissantes, ses romans épiques... mais il ne faut pas les juger à l’aune de sa théorie. La contribution de Zola est justement son essai « La description », paru dans le Voltaire du 8 juin 1880 (repris dans la section « Du roman » tirée du recueil Le Roman expérimental), que la MR publie dans son numéro du 1er novembre 1891.
D’autres articles issus de la série de Bahr « Von welschen Literaturen » sont consacrés à Octave Feuillet[30] et Jean Richepin[31] (No7 du 1er juillet 1890 de la MD), ainsi qu’au « naturalisme espagnol », à savoir Emilia Pardo-Bazán et Luis Paris (MD, No10, 1er octobre 1890).
Dans son essai en deux parties « Die neue Psychologie » (1er août et 1er septembre 1890), Bahr explique l’évolution du naturalisme vers une « nouvelle psychologie » et le passage de « l’état des choses » aux « états d’âmes », en citant Stendhal, Benjamin Constant, Sainte-Beuve, Zola, Maupassant et Bourget. Ce dernier fait l’objet d’une étude d’Ola Hansson, qui signe également le portrait consacré à Joris-Karl Huysmans[32], les deux formant le diptyque « Das junge Frankreich » I et II (1er août[33] et 1er octobre 1890[34]). Dans un autre diptyque, « Vom Stile », Bahr postule, avec des citations de Zola en français dans le texte, que c’est le style personnel, original qui fait le « vrai » artiste[35][36].
Références et liens externes
- ↑ https://www.deutsche-biographie.de/sfz39466.html
- ↑ https://www.deutsche-biographie.de/sfz39425.html#index
- ↑ https://www.deutsche-biographie.de/sfz5493.html
- ↑ https://www.deutsche-biographie.de/sfz16988.html
- ↑ https://www.deutsche-biographie.de/sfz27618.html
- ↑ https://www.geschichtewiki.wien.gv.at/Ferdinand_von_Saar
- ↑ https://www.geschichtewiki.wien.gv.at/Gerhart_Hauptmann
- ↑ https://www.geschichtewiki.wien.gv.at/Detlev_von_Liliencron
- ↑ https://www.deutsche-biographie.de/sfz4692.html
- ↑ https://www.deutsche-biographie.de/sfz8671.html
- ↑ https://www.digitalniknihovna.cz/nkp/view/uuid:cd26d201-3980-11e7-97e2-005056825209?page=uuid:1e0b1af0-39a9-11e7-8881-5ef3fc9ae867
- ↑ https://www.digitalniknihovna.cz/nkp/view/uuid:5128db50-3992-11e7-97e2-005056825209?page=uuid:b2a13dd0-39a8-11e7-82f6-001018b5eb5c
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- ↑ https://bahr.univie.ac.at/bibliografie/49649
- ↑ https://babel.hathitrust.org/cgi/pt?id=njp.32101064246596&seq=95
- ↑ https://www.geschichtewiki.wien.gv.at/Felix_D%C3%B6rmann
- ↑ https://www.geschichtewiki.wien.gv.at/Marie_Herzfeld
- ↑ https://www.deutsche-biographie.de/sfz41947.html
- ↑ https://www.deutsche-biographie.de/sfzT3252.html
- ↑ Wunberg 1981 : 23
- ↑ https://www.deutsche-biographie.de/sfzW8964-7.html
- ↑ Wunberg 1976 : L
- ↑ https://anno.onb.ac.at/cgi-content/anno?aid=apr&datum=18900917&seite=1&zoom=28
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- ↑ http://www.academie-francaise.fr/les-immortels/octave-feuillet
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- ↑ https://www.universalis.fr/encyclopedie/joris-karl-huysmans/
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Bibliographie
Source
- Moderne Dichtung: Monatsschrift für Literatur und Kritik. Brünn: Rohrer, 1890-1890. URL : https://www.digitalniknihovna.cz/nkp/uuid/uuid:6c366a60-394d-11e7-8e0f-005056827e52
Littérature secondaire
- Heumann, Konrad : Was ist modern? Hofmannsthals Publikationstaktik in Eduard Michael Kafkas Zeitschrift « Moderne Dichtung ». In : Wilhelm Hemecker, Cornelius Mitterer, David Österle (dir.) : Tradition in der Literatur der Wiener Moderne. Berlin : De Gruyter 2017, p. 7–37.
- Kaiser, Max / Michler, Werner / Wagner, Karl : Schreibzusammenhänge. Zeitschriftengründungen und Literatur in Österreich um 1880. In : Wolfgang Hackl (dir.) : Wortverbunden – Zeitbedingt. Perspektiven der Zeitschriftenforschung. Innsbruck : StudienVerlag 2001, p. 65–86.
- Lorenz, Dagmar : Wiener Moderne. 2e édition revue et actualisée. Stuttgart : Metzler 2007.
- Wunberg, Gotthart : Das Junge Wien. Österreichische Literatur- und Kunstkritik, 1887-1902, 2 vol. Tübingen : Niemeyer 1976.
- Wunberg, Gotthart (dir.) : Die Wiener Moderne. Literatur, Kunst und Musik zwischen 1890 und 1910, Stuttgart : Philipp Reclam jun. 1981.
- Zieger, Karl : La « modernité viennoise » : de la réception du naturalisme à une « mystique des nerfs ». In : Itinéraires nsup>o3 (2009), p. 135–149. URL : http://journals.openedition.org/itineraires/518
Auteur
Karl Zieger
Mise en ligne : 18/02/2025