Marcel Ray

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Marcel Ray (1932)

Germaniste, en poste durant plusieurs années en Autriche avant la Première Guerre mondiale, Marcel Ray (*8 juin 1878, à Saint-Léon, †8 août 1951, Paris) découvre les grands intellectuels viennois d’alors (Kraus, Altenberg, Wellesz, Loos) et entreprend de les faire connaître en traduisant leurs écrits. Il apparaît ainsi comme un véritable découvreur puisque la plupart des textes traduits étaient inconnus en France et acquièrent grâce à lui, pour certains d’entre eux, une notoriété internationale. Si ses traductions, remarquables et très personnelles à la fois, seront réutilisées jusque dans les années 1960, la personne de Marcel Ray a été quelque peu oubliée, rappelant combien la fonction de traducteur peine à être reconnue.

Biographie

Normalien et agrégé d’allemand en 1904, Marcel Ray échoue à trouver une chaire dans une université française et choisit d’exercer diverses professions : il est ainsi professeur d’allemand dans plusieurs lycées français entre 1904 et 1915 (à Poitiers, Montpellier et Toulouse), professeur particulier en Allemagne et en Autriche lorsqu’il y séjourne jusqu’en 1918 et également traducteur et journaliste (correspondant politique auprès de plusieurs quotidiens français, il participe à L’Europe nouvelle fondée par Louise Weiss en 1918). À partir de 1932, Marcel Ray embrasse une carrière de diplomate : il est d’abord nommé auprès du ministre des Affaires étrangères Édouard Herriot[1] (1932), puis à la commission du Danube (1932) et enfin en tant que ministre plénipotentiaire à Tirana (1934) puis à Bangkok (1937). Lors de la Seconde Guerre mondiale, Marcel Ray se réfugie en Provence puis à Alger et contribue à la revue Combat. Au sortir de la guerre, il renoue avec son tropisme autrichien puisqu’il travaille comme inspecteur général de l’Enseignement français à l’étranger, notamment à Vienne auprès de la division Information du Haut-Commissariat de la République en Autriche entre 1946 et 1949, dernier poste qu’il occupe avant son retour en France où il décède en 1952.

Du fait de sa formation et des différentes fonctions qu’il a occupées, Marcel Ray représente une figure d’intellectuel intéressé par de multiples sujets (littérature, peinture, architecture, musique mais aussi enseignement et politique) et intégré dans plusieurs cercles (amical, professionnel, diplomatique, etc.) qu’il s’attache à connecter entre eux, notamment par le biais de la traduction. La constitution de ce réseau franco-autrichien date de l’avant-Première Guerre mondiale mais il perdure plus ou moins jusqu’à sa mort. Côté français, il est un des membres du « groupe des Carnetins » à l’origine de la revue Les Cahiers d’aujourd’hui, éditée par son ami George Besson[2] aux éditions Georges Crès entre 1912 et 1924, dont la ligne se veut ouverte et internationale, « ni bourgeoise, ni d’autorité[3] », publiant essentiellement des auteurs contemporains. Côté autrichien, son réseau, constitué lors de son installation à Vienne entre octobre 1912 et août 1914, est plus informel. Ray enseigne alors la littérature française dans l’école privée pour jeunes filles d’Eugenie Schwarzwald[4], fondée au début des années 1900. En congé du ministère de l’Éducation nationale, journaliste pour la presse française, fréquentant les salons et les cafés viennois, il découvre nombre d’intellectuels , notamment parmi ses collègues enseignants, qu’il décide de traduire et publier dans Les Cahiers d’aujourd’hui.

Les choix de Marcel Ray peuvent sembler audacieux : il introduit pour la première fois en France des écrits de Karl Kraus, Peter Altenberg, Egon Wellesz et Hermann Schwarzwald alors que tous sont encore quasiment inconnus du public français. Sur vingt-deux traductions parues dans Les Cahiers d’Aujourd’hui, Ray contribue à dix d’entre elles dont neuf textes traduits de l’allemand vers le français, tous étant le fait d’auteurs autrichiens. Cette activité de traducteur, nouvelle pour Ray, fait de lui un passeur entre Vienne et Paris entre 1914 et 1922. Parmi les auteurs traduits par Ray figure également Adolf Loos qu’il rencontre à la Schwarzwaldschule en 1912 et qu’il qualifie dans une lettre à Georges Besson d’« architecte le plus “moderne” qu’il y ait en Europe ». C’est d’ailleurs le seul architecte publié dans la revue et le Viennois le plus mis à l’honneur avec trois textes traduits. Ces textes sont quasiment inédits : « Le style et l’architecture moderne » n’avait été publié que partiellement dans la revue berlinoise Der Sturm (1910) et « Ornement et crime » n’était connu que sous forme de conférence publique. Le dernier texte traduit en 1922, « Histoire d’un pauvre homme riche », avait quant à lui déjà été publié à Vienne et à Berlin. Le choix opéré par Ray est d’autant plus remarquable qu’il s’agit des textes fondateurs de la pensée architecturale de Loos, quand ses autres réflexions portent plus sur des actualités viennoises et des aspects du quotidien comme la mode.

Les autres collègues traduits par Marcel Ray sont Hermann Schwarzwald[5], professeur d’économie à l’école de son épouse, et Egon Wellesz, qui y enseigne la musique. Les textes de Wellesz portent sur son maître, Arnold Schönberg, et sur le compositeur tchèque Béla Bartók[6]. Celui de Schwarzwald, publié en février 1914 sous le titre « Propos virils en temps de crise », est représentatif de l’esprit du temps et témoigne de l’engagement de Ray et des Cahiers d’aujourd’hui : en effet ce « manuscrit a été refusé, successivement, par toutes les grandes revues allemandes et autrichiennes. Le pacifisme ne fai[sant] plus recette nulle part », écrit Ray à son ami George Besson.

Marcel Ray traduit également en 1913 des extraits de deux recueils déjà publiés des écrivains Karl Kraus et Peter Altenberg  : Sprüche und Widersprüche de Kraus, paru dans son journal Die Fackel en 1909, et Wie ich es sehe, qu’Altenberg avait publié en 1896. Si Kraus et Altenberg n’ont jamais enseigné à la Scharzwaldschule, ils appartenaient au même cercle amical : Altenberg, Kraus, Loos et Schönberg, ou encore Wellesz étaient des amis de longue date et fréquentaient les mêmes salons et cafés dans la ville de Vienne.

Avec la traduction de leurs textes pour la plupart inédits, Marcel Ray offre à ces auteurs une publication internationale et l’accès à une plus grande notoriété, et propose en retour un positionnement novateur à la revue des Cahiers d’Aujourd’hui. L’insistance sur le pacifisme d’Hermann Schwarzwald permet d’envisager l’entreprise poursuivie par Ray : le traducteur entend faire connaître l’ambiance intellectuelle viennoise d’alors et éclairer une autre figure de « l’Allemand », éternel ennemi de la France. Si Ray n’a pas laissé d’écrit précis sur la visée de ses traductions et qu’il reste prudent en matière politique, la germaniste Germaine Goblot revient en 1931 sur le projet de son collègue dans la Revue d’Allemagne et des pays de langue germanophone en évoquant « cette autre Autriche, dont Marcel Ray signalait l’existence en 1913 et dont la grandeur nous apparaît peu à peu[7] ». Sans doute s’agissait-il de montrer l’existence d’un contre-modèle à l’Autriche belliqueuse et proche de l’Allemagne.

Au-delà du discours engagé que Ray introduit dans la revue et qui rappelle les tensions politiques d’alors, l’autre legs du traducteur a trait à l’impact de sa traduction d’Ornement et crime parue en 1913. Avec cette publication, Ray fixe en français un texte né autour de 1909, qui n’était connu que sous forme orale et en langue allemande. En révélant ce texte, sans cesse repris et republié depuis lors et qui deviendra pour toute une génération un véritable manifeste, Ray a participé à la construction d’un classique de l’histoire de l’architecture. Sa version, largement reprise dans des publications postérieures jusqu’en 1979, est à l’origine de la fortune critique de l’architecte viennois en Europe.

Par ailleurs, ces traductions précèdent la venue des intellectuels viennois à Paris : Loos s’y installe de 1924 à 1928, quand Kokoschka, Kraus, Schönberg ou encore Wellesz y séjournent de manière ponctuelle à l’occasion d’expositions, de concerts et de conférences. Marcel Ray, même s’il n’est guère présent du fait de ses fonctions diplomatiques, organise leur accueil et favorise les rencontres avec les membres de son réseau français pour faciliter leur intégration : George Besson est ainsi chargé d’accueillir Wellesz ou encore Loos et sa femme d’alors, la danseuse Elsie Altmann[8]. Parallèlement Ray continue de correspondre avec Karl Kraus et Eugenie Schwarzwald jusqu’à la fin des années 1930, comme le révèlent ses archives. Son intérêt pour l’Autriche et plus globalement pour le monde germanique, reste donc une constante dans sa trajectoire : ses engagements dans la presse, auprès du Petit Journal et de L’Europe nouvelle, comme dans le corps diplomatique soulignent ses convictions pacifistes et une volonté de comprendre les évolutions politiques et économiques de cette partie de l’Europe.

Références et liens externes

Bibliographie

Sources

  • Fonds Georges Besson, Bibliothèque municipale de la ville de Besançon.
  • Fonds Marcel Ray, Médiathèque de la ville de Vichy.
  • Dossier de carrière de Marcel Ray, F/17/25393 et F/17/27121, Archives Nationales, Pierrefitte-sur-Seine.

Littérature primaire

  • Altenberg, Peter : « Minutes. Jardin public. Comme une image. La veuve. Tulipes. Les plus heureux ». In : Les Cahiers d’aujourd’hui no8 décembre 1913 p. 402-410.
  • Goblot, Germaine : « Adolf Loos ». In : Revue d’Allemagne et des pays de langue germanophone, n°49, 15 novembre 1931, p. 991-999.
  • Kraus, Karl : « Aphorismes ». In : Les Cahiers d’aujourd’hui no7, octobre 1913, p. 340-345.
  • Loos, Adolf : « L’architecture et le style moderne ». In : Les Cahiers d’aujourd’hui no2, décembre 1912, p. 82-92.
  • Loos, Adolf : « Ornement et crime ». In : Les Cahiers d’aujourd’hui n° 5, juin 1913, p. 247-256.
  • Loos, Loos : « Histoire d’un pauvre homme riche ». In : Les Cahiers d’aujourd’hui no8, 1922, p. 62-66.
  • Ray, Marcel : « Exégèse de quelques mots allemands ». In : Les Cahiers d'aujourd'hui no2, décembre 1912, p. 58-66
  • Schwarzwald, Hermann : « Propos virils en temps de crise ». In : Les Cahiers d'aujourd'hui no9, février 1914, p. 472-478.
  • Wellesz, Egon : « Arnold Schönberg ». In : Les Cahiers d’aujourd’hui no10, avril 1914, p. 520-529.
  • Wellesz, Egon : « Les dernières œuvres d’Arnold Schönberg ». In : Les Cahiers d’aujourd’hui no6, septembre 1921, p. 286-296.
  • Wellesz, Egon : « Un rénovateur de la musique hongroise : Béla Bartok ». In : Les Cahiers d'aujourd'hui no8, 1922, p. 79-86.
  • Werth, Léon : « Notes. Conférence donnée au Salon d’Automne le 9 décembre 1913 ». In : Les Cahiers d’aujourd’hui no8, décembre 1913, p. 1.

Littérature secondaire

  • Holmes, Deborah: Langeweile ist Gift. Das Leben der Eugenie Schwarzwald, Salzbourg : Residenz Verlag 2012.
  • Larbaud, Valery et Ray, Marcel : Correspondance : 1899-1937, préface de Françoise Lioure, Paris : Gallimard 1979.
  • Poulot, Cécile : « Marcel Ray, traducteur et “passeur” d’Adolf Loos en France, ou la construction d’un classique international en histoire de l’architecture ». In : Revue germanique internationale, no32, 2020, p. 77-92.
  • Poulot, Cécile : Adolf Loos. Un architecte au carrefour de l’Europe (1870-1933), Paris : Hermann 2024.

Auteur

Cécile Poulot

Mise en ligne : 26/11/2024