Isabelle de Montolieu

Isabelle de Montolieu (* 7 mai 1751 à Lausanne, † 29 décembre 1832 à Vennes), traductrice et romancière vaudoise[1], a été une actrice importante du transfert littéraire dans le premier tiers du XIXe siècle, tout d’abord entre Suisse, France et Allemagne autour de 1800, transfert élargi à l’Autriche après 1810 grâce à son activité de médiation des œuvres romanesques de Caroline Pichler[2].
Biographie
Elisabeth-Jeanne-Pauline Polier de Bottens, fille d’un pasteur éclairé lausannois, épouse de Benjamin de Crousaz, puis du Baron de Montolieu, participe à la sociabilité littéraire des salons de sa ville natale dans les années 1780 et y fait la connaissance de Jacques-Georges Deveyrdun (1734-1789), journaliste lausannois, traducteur de Werther, qui patronne la parution anonyme de son premier roman, Caroline de Lichtfield, en 1787, en réalité une adaptation d’une nouvelle en langue allemande, Antonie. Aus der geheimen Geschichte einer Residenz (1783) d’Anton Wall (1751-1821). Le succès durable de cette première production (5 rééditions jusqu’en 1835) la fait connaître des milieux littéraires francophones au-delà de la Suisse romande. Ce sont toutefois des difficultés financières consécutives à son second veuvage qui l’incitent à se lancer autour de 1800 dans la traduction de romans sentimentaux, genre dont elle maîtrise les codes. Si elle traduit plusieurs ouvrages de l’anglais (elle est la première traductrice de Jane Austen en français), la majeure partie de ses traductions consiste en une adaptation ou « imitation libre » de romans allemands contemporains à succès, en particulier ceux d’Auguste Lafontaine (1758-1831) dont elle devient la traductrice attitrée. L’abondance de ses productions, traductions ou récits, nouvelles, contes et chroniques inspirées par l’amour de la Suisse est tributaire de choix personnels, mais également de la nécessité économique qui l’oblige à multiplier les traductions, le plus souvent mal rémunérées, et à mener de difficiles tractations avec les éditeurs genevois et surtout parisiens.
C’est à partir de 1812 qu’Isabelle de Montolieu introduit l’œuvre romanesque de Caroline Pichler (1769-1843) en langue française en adaptant le roman épistolaire Agathocles. Briefroman aus der Antike, paru à Vienne en 1808 et qui avait fortement contribué à établir le renom de son autrice [3]. Nul doute que le succès de l’original ait été la première motivation du choix de la traductrice qui réussit à faire annoncer sa traduction dans le Mercure de France et à s’imposer face à un concurrent genevois, en passe de publier lui aussi une traduction de l’œuvre. La traduction parue à Paris, intitulée Agathoclès ou lettres écrites de Rome et de Grèce au commencement du quatrième siècle, mentionne le nom de la traductrice, signe que celle-ci bénéficie déjà d’une reconnaissance notable, qu’elle s’empresse de mettre au service de l’autrice encore inconnue en France. Isabelle de Montolieu inscrit le roman dans la lignée des Martyrs de Chateaubriand[4] (1768-1848), parus en 1809, ce qui vise à susciter la curiosité du lectorat de la culture d’accueil, et prend soin de préciser que le roman de Caroline Pichler lui est antérieur, afin de lui épargner toute accusation de plagiat. La traduction a effectivement remporté un grand succès en librairie, car elle fait l’objet de plusieurs rééditions (une deuxième six mois après sa parution, puis en 1817 et en 1826) et l’ouvrage figure dans de nombreux catalogues de cabinets de lecture jusqu’au milieu du siècle. Dans la présentation de plusieurs traductions ultérieures de Caroline Pichler, Isabelle de Montolieu rappelle qu’il s’agit d’œuvres de l’autrice d’Agathoclès, argument censé leur gagner la faveur du public, mais les traducteurs ultérieurs se fonderont également sur la célébrité de ce premier roman traduit pour justifier leur propre entreprise.
En 1812, la critique est plus mitigée vis-à-vis de l’œuvre originale, du moins celle du journal Le Moniteur, mentionnée par Isabelle de Montolieu dans la préface à la troisième édition (1817), dans laquelle elle se livre à un vibrant plaidoyer en faveur de Caroline Pichler. Il semble que l’inflexion apportée au titre original par la traductrice a pu créer un malentendu. Le recenseur cité s’attendait manifestement à un ouvrage où la dimension documentaire aurait joué un rôle majeur. C’est ce qui fonde sa comparaison avec deux ouvrages à succès de l’époque, le Voyage du jeune Anacharsis en Grèce de Jean-Jacques Barthélémy[5] (paru en 1788 et maintes fois réédité) et le Voyage d’Anténor en Grèce et en Asie avec des notions sur l’Égypte (1798) d’Étienne-François Lantier[6], tous deux appréciés pour leur érudition et leurs descriptions pittoresques des mœurs antiques. Mme de Montolieu met au contraire en valeur l’aspect romanesque, pourtant occulté dans sa traduction du titre, et loue l’analyse des « différentes nuances de la passion » propres au genre romanesque tel qu’elle le conçoit. Sans nier l’intérêt historique du sujet, elle donne la primauté à la part fictionnelle sur le critère de fidélité historique. Elle justifie ainsi la suppression des notes placées par Caroline Pichler en fin d’ouvrage, où elle indiquait ses sources, essentiellement l’Histoire de la décadence de l’empire romain d’Edward Gibbon[7] (1737-1794). Mais en réponse au reproche selon lequel l’œuvre serait au premier chef un roman d’amour, Isabelle de Montolieu souligne que la dimension religieuse, plus exactement apologétique, en constitue la matière principale et que le genre romanesque, ainsi mis à l’abri des critiques de frivolité ou d’immoralité qui lui sont encore adressées par les censeurs, est à même d’inspirer « les sentiments nobles et vertueux » que la traductrice assigne comme objectif à la littérature. Un autre étant de divertir ses lecteurs et lectrices, Isabelle de Montolieu revendique le droit de prolonger leur plaisir en procédant non pas à des coupures dans l’original, courantes à l’époque dans la culture française de traduction, mais à des ajouts qu’elle justifie régulièrement dans ses préfaces. Les œuvres de Caroline Pichler n’échappent pas à ce traitement, déjà critiqué de son temps.
Dans la foulée du succès d’Agathoclès, Isabelle de Montolieu publie également en 1812 la traduction d’un récit qu’elle qualifie de « nouvelle », Falkenberg ou l’Oncle[8], mais qui comporte deux volumes dans sa traduction. Si le texte fait l’objet d’une édition séparée, ce n’est pas le cas des traductions suivantes de la prose narrative de Pichler, qu’Isabelle de Montolieu intègre dans les recueils parus à partir de 1814 chez Arthus-Bertrand et qui rassemblent sous son nom propre des récits personnels, mais aussi de provenances diverses, le plus souvent des imitations d’auteurs germanophones contemporains dont le nom n’est pas toujours mentionné. Ses traductions-imitations de Pichler (Amour et silence, Sophie d’Alwin ou le séjour aux eaux de B***, Cécile de Rodeck ou les Regrets) seront ensuite rééditées dans l’édition complète des « œuvres de madame la baronne de Montolieu ». L’une d’entre elles, Cécile de Rodeck ou les Regrets, sera publiée en volume séparé en 1829, accompagné de la réédition d’une traduction de l’anglais, La Sylphide, une nouvelle de la Duchesse de Devonshire[9] publiée anonymement par Montolieu à Lausanne en 1795. Le nom de Pichler n’est toujours pas cité. Cette pratique montre à quel point la frontière est ténue chez Isabelle de Montolieu entre traduction et adaptation, qui revient à l’appropriation de textes stimulant sa propre production. En revanche, une édition de nouvelles en quatre volumes sous le nom d’auteur de Caroline Pichler est publiée en 1821 chez Paschoud, l’éditeur genevois d’Isabelle de Montolieu. Mais il n’est curieusement pas fait mention du traducteur et il n’y a pas de préface.
Or à partir de 1820, une nouvelle vague de traductions de Caroline Pichler est due à d’autres traductrices ou traducteurs, ce qui incite sans doute Isabelle de Montolieu à publier en 1823 la traduction non pas de nouvelles, mais d’un roman à part entière de son autrice favorite, une œuvre plus ancienne (1812), toutefois encore inédite en français. Le texte n’est pas publié chez l’un des éditeurs parisiens habituels de Montolieu, mais chez Pierre-François Ladvocat[10] (1791-1854), figure célèbre dans le monde de l’édition, soutien des auteurs romantiques, mais également reconnu pour son engagement en faveur de la littérature étrangère, ce qui peut donner plus de publicité à la traductrice et lui permettre de s’affirmer à nouveau comme médiatrice privilégiée d’une autrice à succès. À cet effet, la préface, conçue comme une lettre adressée à l’autrice viennoise, se signale par son ton offensif. Isabelle de Montolieu y revendique son « droit d’ancienneté » dans la traduction française de ses œuvres et se plaint de la concurrence accrue de traducteurs qui ont plus de facilité qu’elle à se procurer les ouvrages récents d’une autrice qu’elle a été la première à faire connaître.

Isabelle de Montolieu apparaît effectivement en retrait des milieux littéraires et éditoriaux dans les dernières années de sa vie. Victime en 1825 d’une attaque de paralysie, elle doit par ailleurs ralentir son activité, mais elle réussit à faire paraître en 1826 Le Siège de Vienne, roman historique dont l’original avait été publié en 1824. Elle a beau préférer le « genre simple » à celui du roman historique, qu’elle avait critiqué lors de sa traduction d’Agathoclès, elle doit convenir que ce dernier est désormais devenu à la mode. En témoigne le succès européen des romans de Walter Scott[11] (1771-1832), également traduits en français dans les années 1820. Isabelle de Montolieu présente celui de Caroline Pichler comme l’illustration saisissante d’un moment d’effroi propre à toute l’Europe, ce qu’illustre la citation de Jean-Baptiste Rousseau, placée en couverture de l’ouvrage français : « Deux fois l’Europe a vu leur furie/De trois cent mille bras armant la barbarie, /Faire voler la mort au milieu de nos rangs [… ] ». Il s’agit de l’extrait d’une ode pindarique dédiée au prince Eugène de Savoie[12] (1663-1736) après la paix de Passarowitz, et publiée en 1723 dans un recueil d’odes et de cantates, réédité en 1820. Lors de son exil hors de France, le poète avait résidé à Vienne sous la protection du prince auquel il s’adresse dans ce texte. En dépit de cette évocation indirecte du héros de la lutte contre l’ennemi ottoman, la traductrice ne met pas ensuite en valeur dans sa préface le patriotisme habsbourgeois qui émane de la démarche de Caroline Pichler. C’est le marquis Édouard Lelièvre de la Grange[13] (1796-1876), militaire et diplomate, personnalité bien implantée dans le champ littéraire de la Restauration, qui prend ensuite le relais pour la traduction de deux autres romans historiques de Caroline Pichler (Les Suédois à Prague et La délivrance de Bude). La première de ses traductions est introduite par une « notice sur Madame Pichler » dans laquelle il indique avoir été reçu dans son salon à Vienne, sa connaissance personnelle de l’autrice constituant la caution supplémentaire qui manquait à sa devancière. Caroline Pichler semble toutefois avoir été informée de l’entreprise traductive d’Isabelle de Montolieu, sans doute en raison du succès remporté par la traduction d’Agathoclès, car selon cette dernière, c’est elle qui lui avait fait parvenir le roman Olivier[14]. Il est en tout cas certain que la préface à la traduction d’Agathoclès faisait apparaître une sympathie particulière d’Isabelle de Montolieu à l’égard d’une romancière qu’elle considérait comme une consœur, pour laquelle elle professait une affinité élective en raison de l’analyse de caractères féminins développée dans ses romans et nouvelles, et dont elle jugeait le premier grand roman digne d’être comparé à celui d’auteurs masculins de son temps.
Références et liens externes
- ↑ Curchod 2023
- ↑ Le Moël 2020
- ↑ Pichler 1812 a
- ↑ https://www.societe-chateaubriand.fr/vie-et-oeuvres-de-f-r-de-chateaubriand/les-martyrs/
- ↑ https://www.academie-francaise.fr/les-immortels/jean-jacques-barthelemy
- ↑ https://d-nb.info/gnd/124441866
- ↑ https://www.universalis.fr/encyclopedie/edward-gibbon/
- ↑ Pichler 1812 b
- ↑ https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb13339519p
- ↑ https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb391796300
- ↑ https://www.universalis.fr/encyclopedie/walter-scott/
- ↑ https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb119370512
- ↑ https://cths.fr/an/savant.php?id=434
- ↑ Pichler 1823
Bibliographie
Littérature primaire
- Montolieu, Isabelle de : Cécile de Rodeck, ou Les Regrets, suivi de Alice, ou La Sylphide ; nouvelles par Mme la Baronne Isabelle de Montolieu. Paris : Arthus Bertrand 1829.
- Pichler, Caroline : Agathoclès ou lettres écrites de Rome et de Grèce au commencement du quatrième siècle, traduites de l’allemand de Mme Pichler, par Mme Isabelle de Montolieu. Paris : P. Blanchard et Emery 1812 (a).
- Pichler, Caroline : Falkenberg ou l’Oncle. Imité de l’allemand de Mme Pichler. Par Mme Isabelle de Montolieu. Paris : Delaunay 1812 (b).
- Pichler, Caroline : Nouvelles, par Mme Caroline Pichler auteur d’Agathoclès etc. Traduites de l’allemand. Genève : Paschoud 1821.
- Pichler, Caroline : Olivier, traduction libre de l’allemand d’après Mme Caroline Pichler, née Greiner ; par Mme de Montolieu. Avec figure. Paris : Ladvocat 1823.
- Pichler, Caroline : Le Siège de Vienne. Roman historique, traduit de l’allemand de Madame Caroline Pichler, par Madame La Baronne Isabelle de Montolieu ; ornée de trois gravures. Paris : Arthus Bertrand 1826.
Littérature secondaire
- Curchod, Marion : Isabelle de Montolieu. L’éclat d’une plume. Gollion : Infolio 2023.
- Dubois, Maud : Le roman sentimental en Suisse romande (1780-1830). In : Claire Jacquier (dir.) : La sensibilité dans la Suisse des Lumières. Entre physiologie et morale, une qualité opportuniste. Genève : Slatkine 1995, p. 167–256.
- Le Moël, Sylvie : Une salonnière et autrice viennoise et ses traductrices françaises : la réception de l’œuvre narrative de Caroline Pichler dans le premier tiers du XIXe siècle. In : Irène Cagneau/Sylvie Grimm-Hamen/Marc Lacheny (dir.) : Les traducteurs, passeurs culturels entre la France et l’Autriche. Berlin : Frank & Timme 2020, p. 87–102.
- Weinmann, Frédéric : Les cousines Polier. Trois traductrices lausannoises autour de 1800. In : Bernard Banoun/Michaela Enderle-Ristori/Sylvie Le Moël (dir.) : Migrations, exil et traduction. Espaces francophones et germanophones XVIIIe-XXe siècles. Tours : Presses universitaires François Rabelais 2011, p. 319–340.
Auteur
Sylvie Le Moël
Mise en ligne : 12/11/2024