Befreiungsdenkmal

Sur la Eduard-Wallnöfer-Platz à Innsbruck est érigé un monument à la libération de l’Autriche, appelé « Befreiungsdenkmal ». Commandé par les autorités françaises alors qu’elles occupent le Tyrol après la Seconde Guerre mondiale, ce monument est l’une des traces qui matérialise dans l’espace urbain d’Innsbruck la présence française durant l’occupation de l’Autriche.
Le monument à la libération
Le projet et sa réalisation
Pierre Voizard[1], alors gouverneur général de la zone d’occupation française dans le Tyrol, émet dès le mois de juillet 1945 l’idée d’ériger un monument à la mémoire des soldats alliés et des résistants tyroliens morts pour la libération de l’Autriche. L’administration militaire française souhaite que le monument soit conçu en collaboration avec les Tyroliens afin d’éviter qu’il ne soit perçu comme un monument étranger, à l’inverse du monument à la libération inauguré à Vienne par les Soviétiques le 19 août 1945 [2]. En février 1946, une demande est déposée au gouvernement régional pour réaliser ce monument, à partir des plans de l’architecte et designer français Jean Pascaud[3]. Celui-ci propose une première maquette, où le monument serait au milieu d’un parc, sur un emplacement très stratégique : la Landhausplatz, devant le siège du gouvernement du Tyrol, construit par les autorités nazies. Pour l’administration militaire française, ce bâtiment est un symbole du national-socialisme et l’érection d’un monument à la libération de l’Autriche face à lui permet de désamorcer le souvenir associé à l’ancien Gauhaus, bâtiment construit entre 1938 et 1939, qui est l’un des édifices les plus représentatifs de la présence national-socialiste dans le Tyrol. Après 1945, le Gauhaus devient le Landhaus, accueillant toujours le siège du gouvernement régional. Le monument a pour vocation de contrebalancer cet édifice, tout en célébrant la libération de l’Autriche.
Le 12 décembre 1946, un accord est trouvé entre le gouvernement du Tyrol et l’administration militaire française sur la répartition des coûts : la France prend en charge les frais d’édification du monument, tandis que le Land du Tyrol assume toutes les autres dépenses – acquisition des terrains, frais de mise en forme des jardins, déblaiement, etc. Si l’administration militaire française finance le projet, elle laisse tout de même une grande place aux décideurs politiques locaux. La commission qui approuve le projet de Pascaud est certes franco-tyrolienne, mais la représentation française y est minoritaire. Le tracé, la planification du chantier et la construction sont réalisés en étroite collaboration entre les services français et ceux de la ville d’Innsbruck.

Pascaud propose un arc de triomphe modernisé, dans un style néoclassique, au sein duquel est prévu l’insertion d’une grille pour remplir l’espace entre les deux piliers. À la suite d’un appel d’offres, c’est le maître serrurier et conseiller municipal ÖVP Anton Fritz[4] qui réalise cette grille. Son projet, nommé Adagio, propose une représentation des armoiries des neuf Bundesländer autrichiens agencées en forme de croix romaine, de manière à marquer l’implication de la résistance catholique dans la libération du Tyrol. Ce rappel religieux plaît au jury du concours, composé de trois membres de l’administration militaire française et huit membres représentant Innsbruck et le Tyrol, parmi lesquels le gouvernement du Land Alfons Weißgatterer[5], le maire d’Innsbruck Anton Melzer[6] et le conservateur régional, Oswald Graf Trapp[7]. Pascaud souhaite qu’un second concours soit organisé pour la sculpture d’aigle qui doit être installée sur le monument. Si la réalisation doit être confiée à un artiste tyrolien, l’administration militaire s’engage à fournir les matières premières nécessaires pour la réalisation de la sculpture, notamment grâce à l’usine minière de Brixlegg, alors réquisitionnée par la France. C’est la proposition du sculpteur Emmerich Kerle[8] qui est retenue puis modifiée pour convenir aux exigences d’Oswald Graf Trapp. C’est aussi Trapp qui a l’idée de l’inscription latine PRO AUSTRIA LIBERA MORTUIS [Aux morts pour une Autriche libre], alors que les Français auraient souhaité une inscription en allemand « Zum Gedenken an alle die für Österreichs Freiheit gefallen sind » [À la mémoire de tous ceux qui sont tombés pour la liberté de l’Autriche]. Au final, les deux camps s’accordent sur une inscription latine légèrement modifiée : « PRO LIBERTATE AUSTRIAE MORTUIS » [Pour ceux qui sont morts pour la liberté de l’Autriche].
Pour les autorités françaises, le lancement des travaux se fait trop attendre. Pierre Voizard demande alors, en avril 1946, à ce que débutent le déblaiement, la destruction et la préparation du sol. Le gouvernement tyrolien supervise avec le major Labarrière, en charge du transport et des routes pour l’administration militaire française, les travaux menés par la société Mayreder, Kraus & Co[9]. Les Français mettent à disposition 80 prisonniers de guerre – d’anciens membres du NSDAP – pour le chantier, tandis que la taille de pierres est confiée à l’entreprise tyrolienne Josef Linser & Fils[10]. La construction du monument en tant que tel commence le 12 juin 1946, tandis que les travaux d’aménagement de la place ne débutent que le 10 mars 1947, malgré la volonté de l’administration militaire française de voir aboutir le projet. Le chantier donne lieu à de nombreuses tensions : les prisonniers rechignent à mener à bien leurs tâches et tentent même de s’évader, tandis que les Français accusent les entreprises tyroliennes d’un ralentissement volontaire des travaux. En réalité, le manque de main d’œuvre, la mobilisation tardive des prisonniers de guerre, la pénurie de matériaux de construction et les mauvaises conditions de travail expliquent ce retard. Le chantier s’achève au printemps 1948, les grilles sont posées le 27 mars et les travaux de nivellement se finissent le 31 mars. La sculpture de l’aigle tyrolien est installée entre le 14 et le 28 avril. Le monument est considéré comme officiellement achevé le 8 mai 1948, soit trois ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Symbolique et réception en Autriche

Par sa réalisation collaborative, le monument défend l’idée que le Tyrol et l’Autriche occupent une place équivalente à la France et aux Alliés dans le processus de libération. En dépassant le statut de victime et en permettant de rendre à la région et au pays une certaine souveraineté, le projet s’inscrit pleinement dans la rhétorique de l’Opferthese, une thèse visant à soutenir le statut de l’Autriche comme première victime du nazisme (Uhl 2006, 40-72), indirectement soutenue par la France à travers cette initiative. L’administration militaire française, et en particulier le général Émile Béthouart, souhaite que le monument participe à mettre en avant l’Autriche dans le récit de la libération et soutienne l’idée du rétablissement de l’Autriche dans ses frontières, du Burgenland au Vorarlberg, ce qui est d’ailleurs mis en scène sur la grille sur du monument. En faisant passer la contribution de la France au second plan, il contribue à la politique culturelle durant l’occupation, qui vise à présenter la France comme porte-parole auprès des Alliés de l’indépendance autrichienne, mais surtout comme un catalyseur pour le développement du sentiment national autrichien.
Après son achèvement, le monument n’est pas bien reçu par les Autrichiens, qui le surnomment le « Franzosendenkmal » [monument des Français]. Le monument est également critiqué par certains militaires français pour sa parenté stylistique avec le Gauhaus. Le rapport complexe qu’entretiennent alors les Autrichiens avec leur implication dans le nazisme explique la perception négative du monument, qui apparaît comme un corps étranger en plein centre d’Innsbruck. Durant la même période, les villages érigent des monuments aux soldats morts pendant la guerre, montrant qu’une autre mémoire collective se constitue en parallèle et en opposition. Le monument à la libération ne connaît d’ailleurs aucune réelle inauguration, puisque le maire Anton Melzer propose plutôt d’organiser une cérémonie au moment où sera signé le Traité d’État. Or, le 27 juillet 1955, une cérémonie a bien lieu sur la Landhausplatz, mais dans l’unique but de célébrer le Traité d’État et le retrait des troupes françaises par la levée des couleurs de l’Autriche sur le Landhaus. L’inauguration du monument à la libération ne fait pas partie des festivités et témoigne, une fois encore, du peu d’écho qu’il rencontre à la fin des années 1940 et durant les années 1950. C’est d’autant plus étonnant que l’administration militaire française ne semble pas avoir insisté pour que se tienne une cérémonie, malgré l’investissement financier et politique que représente le projet. Une inauguration française aurait cependant sûrement aggravé la réception. Les éléments propres au Tyrol, comme l’aigle, ainsi que la présence des armoiries des Bundesländer et de la croix empêchent que le monument soit entièrement perçu comme une contribution française et ce sont justement ces éléments qui réussissent à faire accepter ce monument dans l’espace public dans les décennies suivantes.
Du monument à la libération au monument aux morts

La sobriété, les matériaux et l’inscription latine rapprochent le monument à la libération d’un monument aux morts, impression renforcée par la présence des noms de Tyroliens et Tyroliennes[11] morts pour la libération de l’Autriche. Ces noms ont été rajoutés au monument à l’initiative de la section tyrolienne du Bund Sozialdemokratischer FreiheitskämpferInnen[12], puis par le ÖVP-Verband der Freiheits- und WiderstandskämpferInnen[13] qui souhaitaient à l’origine un monument pour rendre hommage à la résistance au nazisme. Puisqu’il était prévu une modification du monument à la libération dans le cadre du réaménagement urbain de la place au début des années 2000, leur initiative y a été intégrée. 107 noms sont rajoutés dans un premier temps grâce aux recherches menées par des historiens, artistes et archivistes locaux, à un emplacement permettant d’ajouter de nouveaux noms à mesure des recherches. La police de caractère choisie pour l’écriture du nom des victimes est la « Peignot », créée par Cassandre, alias Adolphe Mouron[14] et exposée lors de l’Exposition universelle de 1937 à Paris, de manière à faire un clin d’œil à la France, commanditaire originel du monument. Cette modification du monument s’inscrit dans un réaménagement de la Eduard-Wallnöfer-Platz entre 2008 et 2011, dont le concours est remporté par les agences LAAC et Stiefel Kramer et l’artiste Christopher Grüner. En 2011, l’inscription latine est traduite en allemand, puis en 2016, elle est traduite dans les langues des Alliés, l’anglais, le russe et le français. Aujourd’hui le monument ainsi que la place sont considérés par la population comme un lieu de mémoire où se déroulent de nombreuses cérémonies commémoratives, témoignant de l’appropriation de cet espace par les Tyroliens.
Références et liens externes
- ↑ https://www.siv.archives-nationales.culture.gouv.fr/siv/rechercheconsultation/consultation/ir/consultationIR.action?irId=FRAN_IR_001514&udId=d_1969&details=true
- ↑ https://www.geschichtewiki.wien.gv.at/Befreiungsdenkmal
- ↑ https://www.docantic.com/fr/page/80/jean-pascaud-1903-1996-biographie
- ↑ https://www.stahlbau-fritz.at/de/ueber-uns/
- ↑ https://oecv.at/Biolex/Detail/10402244
- ↑ https://portal.tirol.gv.at/LteWeb/public/person/personDetails.xhtml?idperson=953&mode=details
- ↑ https://fra.archinform.net/arch/107813.htm
- ↑ https://d-nb.info/gnd/119332132
- ↑ https://austria-forum.org/af/AEIOU/Mayreder%2C_Kraus_%26_Co._Bauholdingges._m._b._H./Mayreder%2C_Kraus_%26_Co._Bauholdingges._m._b._H.
- ↑ https://innsbruck-erinnert.at/die-firma-josef-linser-soehne/
- ↑ https://www.eduard-wallnoefer-platz.at/befreiungsdenkmal/widerstandskampfer-biographien.php
- ↑ http://www.freiheitskaempfer.at/
- ↑ http://www.oevp-kameradschaft.at/der-verband/
- ↑ https://www.cassandre.fr/
Bibliographie
- Bethouart, Émile : La Bataille pour l’Autriche. Paris : Presses de la Cité 1965.
- Schreiber, Horst : Zeit-Raum-Innsbruck. In : Schriftenreihe des Innsbrucker Stadtarchivs, No7, Innsbruck 2006, p. 77-106.
- Schreiber, Horst, Grüner, Christopher (éd.) : Den für die Freiheit Österreichs Gestorbenen. Das Befreiungsdenkmal in Innsbruck. Prozesse des Erinnerns. Innsbruck : Universitätsverlag Wagner 2016.
- Schreiber, Horst : Gedächtnislandschaft Tirol : Zeichen der Erinnerung an Widerstand, Verfolgung und Befreiung 1938-1945. Innsbruck : Studienverlag 2019.
- Uhl, Heidemarie : From Victim Myth to Coresponsibility Thesis. In : Lebow Richard Ned, Kansteiner Wulf, Fogu Claudio (éd) : The Politics of Memory in Postwar Europe. Durham : Duke University Press 2006, p. 40–72. URL: https://archive.org/details/politicsofmemory00lebo/page/40/mode/2up
- Wegan, Katharina : Monument - Macht – Mythos : Frankreich und Österreich im Vergleich nach 1945. Innsbruck : Studienverlag 2005.
Auteur
Solène Scherer
Mise en ligne : 04/11/2024