Berta Zuckerkandl-Szeps

Salonnière, journaliste et critique d’art autrichienne, Berta Zuckerkandl-Szeps est l’auteure de très nombreux articles sur l’art moderne français dans la presse autrichienne entre 1893 et 1914. Forte de ses relations à Paris, elle s’impose comme médiatrice artistique entre la France et l’Autriche-Hongrie en faisant connaître, par ses articles, les œuvres d’art modernes françaises, en obtenant la participation d’artistes français aux expositions internationales de la Sécession viennoise, et en faisant de son salon une plateforme des échanges franco-autrichiens dans le domaine de l’art, mais aussi de la littérature, de la musique, du théâtre et de la politique.
Salonnière et critique d'art
Née à Vienne le 13 avril 1864, Berta Szeps grandit au sein du milieu cosmopolite et moderne de la haute bourgeoisie juive. Elle reçoit une instruction à domicile avec des professeurs particuliers choisis par son père, Moritz Szeps (1835-1902)[1], rédacteur en chef du journal libéral Neues Wiener Tagblatt[2], qui était soucieux de donner à ses cinq enfants un enseignement complet, aussi bien en littérature et en langues étrangères qu’en physique et en chimie. Le théâtre, la musique et les beaux-arts occupaient également une place importante dans la vie familiale.
À dix-huit ans, Berta Szeps devient la secrétaire personnelle de son père, à une époque où celui-ci se rend régulièrement en France à la rencontre de personnalités marquantes de la politique française, telles que Léon Gambetta[3] (1838-1882) et Georges Clemenceau[4] (1841-1929). Afin de travailler à une entente politique franco-autrichienne, Moritz Szeps et Clemenceau se rencontrent régulièrement à Paris ou à Vienne dès 1883[5], bientôt en présence de Berta et de sa sœur aînée, Sophie (1862-1937), qui épouse Paul Clemenceau (1857-1946) le 22 décembre 1886. De son côté, Berta Szeps épouse l’anatomiste et professeur d’université Emil Zuckerkandl[6] (1849-1910) le 15 avril 1886. Leur fils unique, Fritz (1895-1983), naît le 30 juillet 1895.
Georges Clemenceau joue pour Zuckerkandl-Szeps un rôle de guide dans le domaine artistique. Si elle a suivi des cours d’histoire de l’art, c'est lui qui lui fait découvrir l’impressionnisme et l’Art nouveau dans les galeries d’art parisiennes : c'est le premier contact de Zuckerkandl-Szeps avec l’art moderne. À partir de 1887, elle accompagne Clemenceau à l’atelier d’Auguste Rodin (1840-1917), rencontre, au début des années 1890, Gustave Geffroy[7] (1855-1926) et Eugène Carrière[8] (1849-1906). En 1894, elle accompagne également Clemenceau chez la célèbre salonnière parisienne Aline Ménard-Dorian[9] (1850-1929)[10]. C'est à partir de ces expériences que Zuckerkandl-Szeps décide de devenir salonnière et critique d’art.
Zuckerkandl-Szeps démarre sa carrière de critique d’art en 1893 en publiant un portrait de Geffroy dans le Wiener Tagblatt, dirigé par son père. Dès lors, elle publie chaque semaine des portraits d’artistes ou des comptes-rendus d’expositions. En 1894, Hermann Bahr (1863-1934) lui demande de rejoindre la rédaction de Die Zeit, hebdommadaire pour lequel elle est chargée jusqu’en 1898 d’écrire sur l’art français en particulier. Elle fait alors de ses séjours parisiens les principaux contenus de ses articles. De 1898 à 1922, elle est chroniqueuse artistique de la Wiener Allgemeine Zeitung. Parallèlement, elle travaille pour des revues d’art autrichiennes et allemandes, telles que Ver Sacrum, Wiener Rundschau, Die Kunst für alle, Deutsche Kunst und Dekoration ou encore Kunst und Kunsthandwerk.
Grâce à son réseau parisien, Zuckerkandl-Szeps attire les pionniers de l’art moderne autrichien dès 1896, notamment Gustav Klimt (1862-1918), Josef Hoffmann (1870-1956) et Koloman Moser (1868-1918), qui fonderont l’année suivante la Sécession viennoise. Ils lui demandent de devenir leur porte-parole, rôle qu’elle joue jusqu’au départ de Klimt de l’association en 1905. Avec Bahr et Ludwig Hevesi (1843-1910), elle fait partie des défenseurs de la Sécession viennoise et du Jugendstil, qu’elle confronte aux œuvres françaises les plus révolutionnaires afin de justifier le bien-fondé de ce mouvement. Elle prit en particulier la défense de Klimt, malmené par l’opinion publique, en expliquant son travail de façon magistrale et en le comparant volontiers à Rodin. Elle accueille d’ailleurs le sculpteur à Vienne en juin 1902 et le présente à Klimt et à l’entourage de son salon[11].
Le salon de Zuckerkandl-Szeps, au départ réservé aux collègues de son mari, prend une plus grande ampleur dès le milieu des années 1890 avec son ouverture à des musiciens et écrivains avant-gardistes, puis aux artistes de la Sécession viennoise. Il devient l’un des salons les plus influents d’Autriche-Hongrie, accueillant durant cinq décennies l’intelligentsia viennoise progressiste, à l’exemple de Gustav Mahler (1860-1911), Max Burckhardt (1854-1912), Arthur Schnitzler (1862-1931), Hugo von Hofmannsthal (1874-1929), Stefan Zweig (1881-1942), Max Reinhardt (1873-1943), Ignaz Seipel[12] (1876-1932) Egon Friedell (1878-1938), ou encore, parmi les personnalités françaises de passage à Vienne, Maurice Ravel (1875-1937), Paul Poiret[13] (1879-1944), Paul Painlevé[14] (1863-1933), Paul Géraldy (1885-1983) et Henri-René Lenormand (1882-1951).
Sa double activité de salonnière et de critique d’art permet à Zuckerkandl-Szeps d’occuper une place privilégiée dans les échanges artistiques, culturels et politiques qu’elle a initiés et développés entre la France et l’Autriche-Hongrie durant une quarantaine d’années. Son premier objectif est, dès les années 1890, d’importer l’art moderne français à Vienne afin d’impulser l’émergence d’un art moderne autrichien, puis de guider les artistes de la Sécession dans le développement du Jugendstil, de convaincre le public réfractaire à leur démarche de la nécessité d’évoluer dans cette voie, et enfin d’inciter le gouvernement autrichien à soutenir la modernité pour faire de Vienne une capitale artistique de premier plan. Les dix premières années, elle met particulièrement en valeur les artistes issus de l’Art nouveau, de l’impressionnisme et du post-impressionnisme. Elle rédige également des comptes rendus d’expositions, parmi lesquelles les salons de la Société nationale des beaux-arts, l’Exposition universelle de 1900 ou les salons d’Automne. À partir de 1905, elle diversifie davantage ses sujets pour aborder aussi bien le romantisme français que les nouvelles tendances fauves et cubistes. Parallèlement, elle met son réseau parisien à disposition de la Sécession afin d’obtenir la participation d’artistes français aux expositions internationales organisées par l’association, en particulier Rodin, Carrière, Claude Monet (1840-1926), Albert Besnard (1849-1934) ou encore Hermann-Paul (1864-1940)[15]. Vers 1911-1912, elle joue pour Poiret un rôle d’intermédiaire essentiel avec les Ateliers viennois, dont il acquiert quantités de tissus[16]. Au fil de ses écrits, elle essaye de montrer combien la France est attirante dans de nombreux domaines et peut être un moteur extraordinaire pour l’Autriche-Hongrie.
Traductrice et intermédiaire littéraire
Quant à la littérature et au théâtre, Berta Zuckerkandl s'emploie également à faire connaître les écrivains contemporains de chacun des deux pays dans l'autre, mais, comme pour la peinture, il semble bien que le transfert ait été plus difficile de l'Autriche vers la France que dans l’autre sens. C'est, en tout cas, grâce à ses initiatives que le public viennois découvre, dans les années 1920/30, un certain nombre de dramaturges français : des auteurs à succès aujourd'hui oubliés (Denys Amiel, Léopold Marchand, Alfred Savoir), mais aussi des « valeurs » plus durables comme Jean Anouilh[17], dont elle traduit Le Voyageur sans bagages (1937, monté par Heinrich Schnitzler au Deutsches Volkstheater le 21 décembre de la même année sous le titre : Passagier ohne Gepäck), Jean Giraudoux, dont elle co-traduit, avec Annette Kolb[18] La Guerre de Troie n’aura pas lieu (1935), sous le titre Es kommt nicht zum Krieg, (Theater in der Josefstadt, 6 novembre 1936) et Sacha Guitry[19] (Debureau, le 3 mars 1928 au Burgtheater). Quantitativement, ce sont Paul Géraldy et Henri-René Lenormand dont elle s'occupe le plus, traduisant cinq œuvres du premier (Aimer [Aimée], 1924 ; Robert et Marianne, 1928 ; L'homme de joie [Liebling], 1929 ; Amour [So ist die Liebe], 1930 et Do-mi-sol-do, 1934) et cinq du second (Les Ratés [Die Namenlosen], 1922 ; L'Homme et ses fantômes [Stimmen aus dem Dunkel], 1925 ; Le Lâche [Der Feigling] 1928 ; L'Amour magicien [Magische Liebe] 1929 et Asie [Asien], 1933). Plusieurs pièces de Géraldy et de Lenormand paraissent, dans la traduction de Zuckerkandl, respectivement en 1928 et 1930 chez Zsolnay (Berlin, Wien).
Dans l'autre sens, les tentatives, entreprises à la demande de Zuckerkandl par Paul Géraldy et Henri-René Lenormand, d'introduire Hofmannsthal ou Schnitzler sur des scènes parisiennes (voire françaises) se soldent par des échecs, mais Schnitzler reconnait que Zuckerkandl, à qui il a confié en 1923 le rôle d'agent littéraire pour la France, lui a bien aidé à trouver un éditeur pour quelques-unes de ses œuvres narratives (les éditions Stock).
Ses liens politiques
Zuckerkandl-Szeps ne néglige pas les liens politiques franco-autrichiens, travaillant avec Clemenceau aux possibilités d’une entente diplomatique entre les deux pays jusqu’au déclenchement de la Première Guerre mondiale. Dans l’entre-deux-guerres, c'est auprès de Painlevé qu’elle voit le moyen de raviver ces liens, l’invitant à Vienne pour rencontrer le chancelier Ignaz Seipel et les personnalités politiques fréquentant son salon. L’activité artistique ayant fortement diminué et évolué dans des voies qu’elle n’affectait guère, Zuckerkandl-Szeps se tourne vers le journalisme politique. Libérale, pacifiste et indépendante de tout parti, elle entame en 1924 une tournée européenne à la rencontre des grands politiciens autrichiens, français, anglais, allemands et russes afin d’informer ses lecteurs des manœuvres politiques internationales[20]. Elle entreprend également de traduire des articles politiques issus de la presse française et rédige des rapports sur la situation sociale, politique et culturelle de la France.
Trente jours après l’entrée d’Adolf Hitler dans Vienne, Zuckerkandl-Szeps fuit à Paris, où travaille son fils depuis 1935. En 1940, devant fuir à nouveau, elle rejoint Alger, où s’est réfugié son fils. Au cours des cinq années suivantes, elle travaille pour le journal algérien TAM, l’hebdomadaire de l’Empire et participe à des émissions de radio. Gravement malade, elle peut rejoindre Paris pour être hospitalisée en septembre 1945 et y décède le 16 octobre. Son urne est déposée au cimetière du Père Lachaise.
Dès 1938, Zuckerkandl-Szeps rédige son autobiographie Ich erlebte fünfzig Jahre Weltgeschichte, dont des versions anglaise, française (chez Calmann-Lévy dans une traduction de Maurice Rémon en 1939 sous le titre Souvenirs d’un monde disparu, Autriche 1878-1938) et néérlandaise paraissent presque simultanément. Les souvenirs personnels l'y emportent parfois sur les faits[21].
Références et liens externes
- ↑ https://www.geschichtewiki.wien.gv.at/Moritz_Szeps
- ↑ https://www.geschichtewiki.wien.gv.at/Neues_Wiener_Tagblatt
- ↑ https://www.universalis.fr/encyclopedie/leon-gambetta/
- ↑ https://musee-clemenceau.fr/clemenceau/biographie/
- ↑ Zuckerkandl-Szeps 1944, 23-25
- ↑ https://www.geschichtewiki.wien.gv.at/Emil_Zuckerkandl
- ↑ https://www.inha.fr/dictionnaire-critique-des-historiens-de-lart-actifs-en-france-de-la-revolution-a-la-premiere-guerre-mondiale/geffroy-gustave-inha/
- ↑ https://www.alsace-histoire.org/netdba/carriere-eugene/
- ↑ https://maitron.fr/spip.php?article121594
- ↑ Zuckerkandl-Szeps 1944, 53
- ↑ Zuckerkandl-Szeps 1939, 150-151
- ↑ https://www.biographien.ac.at/oebl/oebl_S/Seipel_Ignaz_1876_1932.xml
- ↑ https://poiret.com/fr-row/brand/paul-poiret
- ↑ https://cths.fr/an/savant.php?id=110961
- ↑ Weirich, 2023
- ↑ Zuckerkandl 1970, 100-104
- ↑ https://www.universalis.fr/encyclopedie/jean-anouilh/
- ↑ https://www.dictionnaire-creatrices.com/fiche-annette-kolb
- ↑ https://www.universalis.fr/encyclopedie/sacha-guitry/
- ↑ Zuckerkandl-Szeps 1939, 217-226
- ↑ Scheichl, 2012
Bibliographie
Littérature primaire
- Zuckerkandl Berta: Zeitkunst Wien 1901-1907, Wien-Leipzig: Hugo Heller & Cie, 1908.
- Zuckerkandl-Szeps Berta : Ich erlebte fünfzig Jahre Weltgeschichte, Stockholm : Bermann-Fischer, 1939.
- Zuckerkandl-Szeps Berta : Souvenirs d’un monde disparu, Autriche 1878-1938, Paris : Calmann-Lévy, 1939.
- Zuckerkandl-Szeps Berthe : Clemenceau tel que je l’ai connu, Alger : Éditions de la Revue Fontaine, 1944.
- Zuckerkandl Berta: Österreich Intim, Erinnerungen 1892-1942, Hrsg. von Reinhardt Federmann, Frankfurt/Main, Wien: Propyläen, 1970.
Littérature secondaire
- Redl Renate: Berta Zuckerkandl und die Wiener Gesellschaft. Ein Beitrag zur österreichischen Kunst- und Gesellschaftskritik, Dissertation: Universität Wien, 1978.
- Fetz Bernhard (dir.): Berg, Wittgenstein, Zuckerkandl. Zentralfiguren der Wiener Moderne, Wien: Paul Zsolnay Verlag (coll. « Profile »), 2018.
- Klugsberger Theresia und Pleyer Ruth: Flucht! Berta Zuckerkandl von Bourges nach Algier im Sommer 1940, Wien: Czernin Verlag, 2013.
- Scheichl Sigurd Paul, Eine Autobiographie mit zwei Funktionen. Bertha Zuckerkandls Lebensgeschichte – für Franzosen und für Emigranten, in Michaela Enderle-Ristori (dir.), Traduire l’exil. Das Exil übersetzen. Tours, Presses Universitaires François-Rabelais 2012. S. 103-122, Collection „Traductions dans l’Histoire“.
- Weirich Armelle: Berta Zuckerkandl. De Klimt à Rodin, une salonnière et critique d’art entre Vienne et Paris, Rennes: PUR, 2023.
Auteur
Armelle Weirich
Avec la collaboration de Karl Zieger pour le domaine littéraire
Mise en ligne : 13/11/2024