Exposition « Vienne, 1880–1938. L’apocalypse joyeuse »

De decaf-fr
Version datée du 27 novembre 2025 à 11:23 par Hannah (discussion | contributions) (Page créée avec « L’exposition pluridisciplinaire « Vienne 1880-1938 » du Centre Pompidou (12 février – 5 mai 1986) venait à la suite de quelques importantes rétrospectives de la production artistique et de la vie culturelle viennoise de la fin du XIXe siècle aux années 1930 : ''Experiment Weltuntergang: Wien um 1900'', à la Kunsthalle de Hambourg en 1981 ; ''Le arti a Vienna : Dalla Secessione alla caduta dell’Impero Asburgico'', à la Biennale de Venise en 1984 ; W... »)
(diff) ← Version précédente | Voir la version actuelle (diff) | Version suivante → (diff)

L’exposition pluridisciplinaire « Vienne 1880-1938 » du Centre Pompidou (12 février – 5 mai 1986) venait à la suite de quelques importantes rétrospectives de la production artistique et de la vie culturelle viennoise de la fin du XIXe siècle aux années 1930 : Experiment Weltuntergang: Wien um 1900, à la Kunsthalle de Hambourg en 1981 ; Le arti a Vienna : Dalla Secessione alla caduta dell’Impero Asburgico, à la Biennale de Venise en 1984 ; Wien, 1870–1930: Traum und Wirklichkeit, au Künstlerhaus de Vienne, en 1985 et précédait de quelques mois l’exposition Vienna 1900: Art, Architecture, Design, au Museum of Modern Art de New York (3 juillet – 21 octobre 1986). Même si les arts plastiques occupaient le premier plan, les copieux catalogues de ces expositions replaçaient les œuvres d’art dans le contexte de l’histoire politique et sociale, de l’histoire de la littérature, de la philosophie et des sciences. L’histoire des Juifs et de « Vienne, la Jérusalem de l’Europe centrale », selon l’expression de Manès Sperber, passionnait un large public : entre assimilation, renaissance culturelle juive, sionisme et montée de l’antisémitisme de masse, les Juifs viennois de la « Belle Époque » ont préfiguré les principales modalités du destin juif au XXe siècle. À cet intérêt pour l’histoire des Juifs viennois s’ajoutait la redécouverte de Vienne, métropole de l’Europe centrale habsbourgeoise que Milan Kundera avait présenté au public français du point de vue pragois (son essai « L’Occident kidnappé, ou La tragédie de l’Europe centrale » avait paru dans la revue Le Débat en novembre 1983). La traduction française de l’ouvrage classique de Claudio Magris sur le mythe habsbourgeois n’était pas encore publiée (elle ne le fut qu’en 1991 sous le titre Le Mythe et l’Empire dans la littérature autrichienne moderne), mais un essai de Claudio Magris, « Le Flambeau d’Ewald », introduisait le catalogue de l’exposition du Centre Pompidou, juste après un entretien d’E. M. Cioran avec Verena von der Heyden-Rynsch sur le thème de « Sissi ou la vulnérabilité ».

L’intérêt pour la « modernité viennoise » en France

En France, une des premières manifestations de l’intérêt nouveau pour la « modernité viennoise » avait été le numéro double de la revue Critique intitulé « Vienne, début d’un siècle » (n° 339/340, 1975), introduit par un substantiel article de Jacques Bouveresse à qui le public français doit la redécouverte de Ludwig Wittgenstein, longtemps considéré comme plus proche de la tradition anglaise de la philosophie, mais replacé par Bouveresse dans le contexte de l’histoire intellectuelle viennoise. Dans le catalogue de l’exposition du Centre Pompidou figurait un article de Jacques Bouveresse sur « Wittgenstein et l’architecture ».

Un des axes de réflexion sur la modernité viennoise suivait la voie ouverte par Carl E. Schorske dans son ouvrage fameux Fin de Siècle Vienna. Politics and Culture (Londres, Weidenfeld and Nicholson – New York, Alfred A. Knopf, 1980), traduit sous le titre Vienne fin de siècle. Politique et culture (Seuil, 1983). Schorske suggérait que, dans le contexte de la modernité viennoise, l’homo politicus formé par la tradition des Lumières avait été remplacé par l’homo psychologicus. Il interprétait la psychanalyse freudienne, à la suite des travaux de l’École de Francfort à l’époque d’Adorno et Horkheimer, comme culture-analyse autant que comme psychothérapie et comme une contribution aux sciences sociales, cherchant à rendre compte des situations de crise du sentiment subjectif d’identité, du lien social et de la relation entre Ich et Masse. Alors que la psychanalyse avait longtemps été considérée dans le cadre de l’histoire intellectuelle et des sciences de l’homme allemandes au sens large, Schorske situait la discipline freudienne dans son contexte de formation spécifiquement viennois. Sa contribution au catalogue de l’exposition du Centre Pompidou, intitulée « De la scène publique à l’espace privé », récapitulait l’histoire de l’architecture viennoise de la construction de la Ringstrasse à Adolf Loos défini comme « ascétique extérieurement, intime à l’intérieur ».

L’exposition Vienne, 1880–1938. L’apocalypse joyeuse

Le succès considérable de l’exposition Vienne, 1880–1938. L’apocalypse joyeuse a été très précisément analysé par Nathalie Heinich et Michael Pollak dans Vienne à Paris. Portrait d’une exposition, une monographie de 190 pages publiée en 1989. Tous les chiffres publiés dans cette étude relèvent du record : 449 250 visiteurs décomptés en caisse, auxquels s’ajoutent les entrées gratuites, les groupes, les invités, soit au moins 600 000 visiteurs au total pendant les 70 jours d’ouverture de l’exposition. Un livre catalogue exceptionnellement épais (768 pages) vendu à près de 450 000 exemplaires, 66 projections, 29 conférences, colloques et tables rondes (sans compter les débats et conférences organisés dans d’autres lieux parisiens, 26 concerts, 14 soirées littéraires et théâtrales), 337 articles publiés dans des journaux, des magazines et des revues. De nombreuses émissions spéciales à la télévision et à la radio (en particulier sur France Culture et France Musique). Il faut ajouter qu’à côté de l’exposition proprement dite, le Centre Pompidou avait aménagé un café viennois où le public pouvait consommer d’authentiques « viennoiseries » et une librairie entièrement consacrée aux sujets présentés dans l’exposition qui bénéficièrent l’un et l’autre d’une excellente fréquentation. Au total, l’exposition « Vienne 1880–1938 » fut une opération largement bénéficiaire pour le Centre Pompidou : elle coûta 8 535 426 F auxquels s’ajoutèrent 4 182 350 F de frais d’édition et d’imprimerie, et ces dépenses furent plus que compensées par 17 443 000 F de recettes.

« Vienne 1880–1938 » s’inscrivait dans la tradition des expositions pluridisciplinaires consacrées à la vie artistique, intellectuelle, sociale et politique d’une métropole organisées par le Centre Pompidou : Paris-Berlin 1900-1933 en 1978 et Paris-Moscou 1900-1930 en 1979, mais les échanges entre Paris et Vienne n’étaient pas le thème principal. Dans le catalogue, la cinquième partie de l’exposition, intitulée « Paris-Vienne » comportait tout de même des contributions importantes : Pierre Boulez, « Passe, impasse et manque » (sur ce que Boulez appelait « l’ignorance de la musique autrichienne » en France, qui commençait à faire place à un véritable engouement pour les maîtres de la musique viennoise, de Mahler à Schönberg) ; Wolfgang Georg Fischer, « Paul Poiret à Vienne, Emilie Flöge à Paris » ; Danièle Gutmann, « La Sécession et Auguste Rodin » ; Deborah Silverman, « Sigmund Freud, Jean-Martin Charcot » ; Yvonne Brunhammer, « Les années parisiennes d’Adolf Loos ».

Quelques parties de l’exposition du Centre Pompidou avaient été directement empruntées à l’exposition Traum und Wirklichkeit. Wien 1870–1930, présentée au Künstlerhaus de Vienne (dont la façade avait été spécialement « habillée » par l’architecte Hans Hollein), conçue par Robert Waissenberger, le directeur des musées de la Ville de Vienne et en particulier du Musée historique de la Ville de Vienne (Historisches Museum der Stadt Wien, aujourd’hui nommé Wien Museum) et plus exclusivement centrée sur l’art que l’exposition du Centre Pompidou. Cette dernière avait repris en particulier les sections de l’exposition viennoise consacrées d’une part aux bijoux et à l’orfèvrerie et d’autre part à « Vienne la rouge ».

Le commissaire de l’exposition et éditeur scientifique du catalogue, Jean Clair[1] (pseudonyme de Gérard Régnier), secondé par les historiens de l’art Yves Kobry et Günter Metken, et conseillé par l’historien Carl E. Schorske, avait combiné la formule habituelle de « visualisation », privilégiant les objets esthétiques, et la formule universitaire de l’explication et du commentaire (grâce à des panneaux consacrés à des analyses historiques et sociologiques).

En ces années 1970-1980, on parlait beaucoup de « postmodernité ». En France, elle faisait partie des courants d’idées caractéristiques de l’après 1968. Dans La condition postmoderne : rapport sur le savoir (1979), Jean-François Lyotard avait proclamé la fin des « grands récits » émancipatoires et l’épuisement des utopies révolutionnaires, présentant au passage la modernité viennoise comme une préfiguration de la postmodernité. La modernité viennoise entrait en concurrence, dans la faveur du public français, avec la modernité de la République de Weimar jusqu’à 1933. On peut noter aussi que beaucoup de travaux mettaient en lumière l’importance de Nietzsche[2] l’antimoderne pour les « modernes viennois » de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. La première salle, qui servait d’introduction à l’exposition du Centre Pompidou, évoquait deux figures étrangères à Vienne : Nietzsche et Wagner[3]. Jean Clair définissait l’iconographie klimtienne comme « dionyso-wagnérienne » et sa contribution au catalogue de l’exposition était intitulée « Une modernité sceptique ».

Jean Clair avait publié trois ans plus tôt l’essai Considérations sur l’état des Beaux-Arts (1983) qui récapitulait la marche inexorable de l’art moderne, depuis le début du XXe siècle, vers « la fin des beaux-arts » et qui proposait de réviser le schéma devenu académique considérant comme « dépassés » les arts figuratifs à partir du moment où l’abstraction s’était imposée : dans le schéma moderniste critiqué par Jean Clair, la modernité classique de Gustav Klimt et d’Egon Schiele ne trouvait pas sa place ou, du moins, passait pour « retardataire » ou marginale par rapport à la voie française et internationale de la modernité (ce préjugé des historiens de l’art moderne explique peut-être pourquoi si peu d’œuvres de la modernité viennoise étaient entrées dans les musées français…). La réévaluation « postmoderne » de l’histoire de l’art du XXe siècle conduisait à la réévaluation de l’importance des artistes viennois.

À la date de la rédaction de la présente notice (novembre 2025), les débats sur la postmodernité qui animaient la vie intellectuelle en 1986 ne sont plus d’actualité. Mais il importe de se les remémorer pour comprendre certaines réactions à l’exposition « Vienne 1880–1938 ». Dans le camp des modernistes hostiles aux nouveaux discours postmodernes, le projet de Jean Clair passait pour idéologiquement douteux ; on pouvait par exemple lire dans Révolution, hebdomadaire lié au Parti communiste français, le 7 mars 1986 : « Le modèle ne fonctionne qu’opposé à une autre réalité désignée : l’avant-garde. […] À suivre Jean Clair, le cubisme, le surréalisme, le futurisme ne sont qu’avant-gardes, remous maniéristes. […] Nous voici orphelins dès lors, et bien obligés de nous en remettre à la seule modernité qui puisse valoir : Vienne. » Dans le même esprit, L’Humanité dimanche du 28 mars 1986 manifestait quelque dédain : « Les Viennois ont moins innové que les expressionnistes en Allemagne, que les surréalistes en France, ou que les futuristes russes. »

La finis Austriae

Pour des raisons évidentes, l’année 1938 était considérée, dans l’exposition du Centre Pompidou, comme le point final de cette période d’apogée de la culture viennoise qui avait commencé dans les deux dernières décennies du XIXe siècle, s’était prolongée, malgré les difficultés des années de crise économique et sociale, durant les années 1920, et avait survécu tant bien que mal (plus mal que bien) entre 1934 et l’Anschluss. La dernière salle de l’exposition était consacrée à l’exil des artistes et des intellectuels qui avaient fait de Vienne un des principaux sites de la modernité européenne. Dans ce contexte, l’exposition de six aquarelles d’Adolf Hitler, datant de 1906-1907 et prêtées par le Musée des Offices de Florence, fut parfois jugée scandaleuse. Le numéro d’avril 1986 de la revue Art Press contenait cette formule : « Connaître les enjeux esthétiques d’une époque, oui, mais l’aquarelliste Hitler à Beaubourg, non ! »

Le terminus ad quem retenu par Jean Clair était la finis Austriae (selon la formule notée par Sigmund Freud dans son journal à l’aube du 12 mars 1938). Mais cette apocalypse, qui n’eut rien de joyeux, n’était pas la seule à laquelle faisait allusion le sous-titre choisi pour l’exposition du Centre Pompidou : « L’apocalypse joyeuse » reprenait le titre donné par Hermann Broch à la quatrième partie du premier chapitre de son essai Hofmannsthal und seine Zeit : « Die fröhliche Apokalypse Wiens um 1880 ». Dans la vision de Jean Clair, toute l’évolution de la culture viennoise de 1880 à 1938 était placée sous le signe du déclin et conçue comme une marche vers l’effondrement final. Tenant compte des critiques suscitées par cette vision très sombre, Jean Clair avait décidé au dernier moment d’intituler l’exposition « Vienne 1880– 1938. Naissance d’un siècle » (le catalogue condensé en 24 pages vendu aux visiteurs effarouchés par l’épais volume de la version intégrale du catalogue portait ce titre).

Références et liens externes

Bibliographie

  • Clair, Jean (dir.) : Vienne 1880–1938. L’apocalypse joyeuse. Paris : Centre Georges Pompidou 1986, 768 p.
  • Heinich, Nathalie ; Pollak, Michael : Vienne à Paris. Portrait d’une exposition. Paris : Centre Georges Pompidou – Bibliothèque d’information 1989.
  • Vienne 1880–1938. Naissance d’un siècle. Petit journal, Paris : Centre Georges Pompidou 1986, 24 p.

Auteur

Jacques Le Rider

Mise en ligne : 27/11/2025