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[[File:Trakl.jpg|250px|thumb|Georg Trakl]] Trakl constitue une exception parmi les poètes du mouvement expressionniste où le range l’anthologie ''Menschheitsdämmerung'' (''Crépuscule de l’humanité''), parue en 1920. Lui-même se voyait comme un Kaspar Hauser, « un être jamais né » et qui n’a pas d’attaches. Mais dans ''Kaspar Hauser Lied'' (''Chanson pour Kaspar Hauser''), on entend l’écho du poème de Verlaine, Gaspard Hauser chante. Trakl partage avec [[Paul Verlaine|Verlaine]], [[Charles Baudelaire|Baudelaire]] et surtout [[Arthur Rimbaud|Rimbaud]] l’image du « poète maudit », drogué, incestueux, un étranger dans la société bourgeoise. Aujourd’hui, Trakl compte aussi en France parmi les plus grands, au même titre que Hölderlin, Rilke, Baudelaire, Rimbaud et Celan. Cette reconnaissance, comparée à la gloire de [[Rainer Maria Rilke|Rilke]] ou de [[Paul Celan|Celan]], ne s’est imposée qu’au terme d’un parcours extraordinairement hésitant.
[[File:Trakl.jpg|250px|thumb|Georg Trakl]] Trakl constitue une exception parmi les poètes du mouvement expressionniste où le range l’anthologie ''Menschheitsdämmerung'' (''Crépuscule de l’humanité''), éditée par Kurt Pinthus, parue en 1920. Le poète lui-même se voyait comme un Kaspar Hauser, « un être jamais né » et sans attaches. Mais dans ''Kaspar Hauser Lied'' (''Chanson pour Kaspar Hauser''), on entend l’écho du poème de Verlaine, Gaspard Hauser chante. Trakl partage avec [[Paul Verlaine|Verlaine]], [[Charles Baudelaire|Baudelaire]] et surtout [[Arthur Rimbaud|Rimbaud]] l’image du « poète maudit », drogué, incestueux, un étranger dans la société bourgeoise. Aujourd’hui, Trakl compte aussi en France parmi les plus grands, au même titre que Hölderlin, Rilke, Baudelaire, Rimbaud et Celan. Cette reconnaissance, comparée à la gloire de [[Rainer Maria Rilke|Rilke]] ou de [[Paul Celan|Celan]], ne s’est imposée qu’au terme d’un parcours extraordinairement hésitant.


==Trakl et la France==
==Trakl et la France==
Dans le numéro consacré à Trakl par la revue ''Europe'' (N° 984, 2011), Laurent Cassagnau analyse en détail cette hésitation attachée à la réception de Trakl en France, longtemps déterminée par les traductions que proposaient des poètes issus de zones périphériques telles la Suisse et l’Alsace. Si l’on fait abstraction de l’''Anthologie de la poésie allemande'', parue en 1942, sous l’Occupation, et qui présentait 12 poèmes de Trakl, on constate qu’avant 1948, un seul de ses poèmes (Psalm / Psaume) avait été publié en français, dans l’anthologie d’Yvan Goll<ref>https://d-nb.info/gnd/118540564</ref>, ''Les cinq continents. Anthologie mondiale de la poésie contemporaine'' (1920).
Dans le numéro consacré à Trakl par la revue ''Europe'' (N° 984, 2011), Laurent Cassagnau analyse en détail cette hésitation attachée à la réception de Trakl en France, longtemps déterminée par les traductions que proposaient des poètes issus de zones périphériques telles la Suisse et l’Alsace. Si l’on fait abstraction de l’''Anthologie de la poésie allemande'', parue en 1942, sous l’Occupation, et qui présentait 12 poèmes de Trakl, on constate qu’avant 1948, un seul de ses poèmes (Psalm / Psaume) avait été publié en français, dans l’anthologie d’Yvan Goll<ref>https://d-nb.info/gnd/118540564</ref>, ''Les cinq continents. Anthologie mondiale de la poésie contemporaine'' (1920).


Après 1945, on trouve ici ou là, dans des revues diverses, un choix de traductions proposées par des poètes : Gustave Roud (1948 et 1964), Henri Stierlin (1956), Eugène Guillevic (1961). En 1964, l’anthologie de Robert Rovini<ref>https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb119230062</ref> fut publiée dans la collection « Poètes d’aujourd’hui ». C’est seulement en 1972 (2ème édition, 1980) que les éditions Gallimard publient les ''Œuvres complètes'' de Trakl dans une traduction de Marc Petit et Jean-Claude Schneider qui, loin d’être complète, assura néanmoins à Trakl, grâce à l’édition de poche dans la collection « Poésie/Gallimard » (1990) sous le titre ''Crépuscule et déclin / Sébastien en rêve'', une place solide au panthéon de la poésie. Cette traduction marque le début de la véritable reconnaissance de Trakl. L’édition complète bilingue en deux parties, ''Poèmes majeurs'' (''Poèmes II'' en 1993 et 2001) et ''Poèmes I'' (premiers poèmes et textes non publiés du vivant de l’auteur<ref>GF-Flammarion 1104-1105</ref>), nous la devons à Jacques Legrand, qui entretenait des contacts personnels avec Ludwig von Ficker<ref>https://d-nb.info/gnd/118532871</ref>, éditeur du ''Brenner'', pour Trakl une sorte de cocon où avaient été publiés ses poèmes majeurs.
Après 1945, on trouve ici ou là, dans des revues diverses, un choix de traductions proposées par des poètes : Gustave Roud (1948 et 1964), Henri Stierlin (1956), Eugène Guillevic (1961). En 1964, l’anthologie de Robert Rovini<ref>https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb119230062</ref> fut publiée par Pierre Seghers dans la collection « Poètes d’aujourd’hui ». C’est seulement en 1972 (2ème édition, 1980) que les éditions Gallimard publient les ''Œuvres complètes'' de Trakl dans une traduction de Marc Petit et Jean-Claude Schneider qui, loin d’être complète, assura néanmoins à Trakl, grâce à l’édition de poche dans la collection « Poésie/Gallimard » (1990) sous le titre ''Crépuscule et déclin / Sébastien en rêve'', une place solide au panthéon de la poésie. Cette traduction marque le début de la véritable reconnaissance de Trakl. L’édition complète bilingue en deux parties, ''Poèmes majeurs'' (''Poèmes II'' en 1993 et 2001) et ''Poèmes I'' (premiers poèmes et textes non publiés du vivant de l’auteur<ref>GF-Flammarion 1104-1105</ref>), nous la devons à Jacques Legrand, qui entretenait des contacts personnels avec Ludwig von Ficker<ref>https://d-nb.info/gnd/118532871</ref>, éditeur du ''Brenner'', pour Trakl une sorte de cocon où avaient été publiés ses poèmes majeurs.


Trois facteurs déterminants expliquent la position de Trakl en France. Le premier est concentré dans le qualificatif de « Rimbaud autrichien » (Cysarz). L’influence de Rimbaud sur Trakl remonte à sa lecture d’un choix de traductions proposé par [[K.L. Ammer]] en 1907 et à la préface enthousiaste de [[Stefan Zweig]], qui elle-même influença l’image que Trakl avait de lui-même. L’‘influence’ de Rimbaud, abondamment documentée depuis longtemps, se conjugue avec deux autres sources poétiques françaises : Verlaine et Baudelaire. Cet ancrage dans la poésie française va de pair avec l’image du marginal étranger à la société. En 1991, la ‘Maison de la poésie’ a organisé une exposition Trakl où l’on pouvait également voir son étrange autoportrait. C’est le comédien Denis Lavant qui, dans le cadre de cette exposition, jouait le rôle d’un marginal, incarnation du ‘poète maudit’. Avec ''Blesse, ronce noire''<ref>Corti 1995, 3. Auflage 2004</ref>, Claude Louis-Combet<ref>https://d-nb.info/gnd/119400375</ref>, réduisant à la relation incestueuse de Trakl avec sa sœur Gretl la biographie du poète, représente un cas singulier dans la réception de son œuvre.
Trois facteurs déterminants expliquent la place de Trakl en France. Le premier est concentré dans le qualificatif de « Rimbaud autrichien » (Cysarz). L’influence de Rimbaud sur Trakl remonte à sa lecture d’un choix de traductions proposé par [[K.L. Ammer]] en 1907 et à la préface enthousiaste de [[Stefan Zweig]], qui elle-même influença l’image que Trakl avait de lui-même. L’‘influence’ de Rimbaud, abondamment documentée depuis longtemps, se conjugue avec deux autres sources poétiques françaises : Verlaine et Baudelaire. Cet ancrage dans la poésie française va de pair avec l’image du marginal étranger à la société. En 1991, la ‘Maison de la poésie’ a organisé une exposition Trakl où l’on pouvait également voir son étrange autoportrait. C’est le comédien Denis Lavant qui, dans le cadre de cette exposition, jouait le rôle d’un marginal, incarnation du ‘poète maudit’. Avec ''Blesse, ronce noire''<ref>Corti 1995, 3. Auflage 2004</ref>, Claude Louis-Combet<ref>https://d-nb.info/gnd/119400375</ref>, réduisant à la relation incestueuse de Trakl avec sa sœur Gretl la biographie du poète, représente un cas singulier dans la réception de son œuvre.


Le deuxième facteur entre en totale contradiction avec l’interprétation sociale ou psychologique et avec l’histoire de la littérature. Il s’agit de l’impériale confiscation du poète par le philosophe Martin Heidegger qui, des décennies durant, a dominé le champ de la philosophie en France. Les deux textes qu’il consacre à Trakl (''Die Sprache'', 1950 / ''La parole'', et ''Die Sprache im Gedicht. Eine Erörterung von Georg Trakls Gedicht'' / ''La parole dans l’élément du poème. Situation du Dict de Trakl'', trad. Jean Beaufret) avaient été publiés en 1958 dans les numéros 61 et 62 de la ''NRF''. Ils furent commentés entre autres par Jacques Derrida (''De l’esprit'', 1987). Pour Heidegger, ce n’est pas le poète qui parle, c’est le langage. Il s’attache à déterminer le lieu de la poésie de Trakl, qu’il situe dans un « occident » post-métaphysique. L’interprétation du poète par Heidegger qui, au mépris de tout un ensemble de faits réels, considère les poèmes de Trakl comme un seul et unique poème (non pas « les poèmes », mais « Le poème de Georg Trakl »), et qui revendiquait pour lui-même le droit d’employer la force dans l’interprétation des textes, ne reculait pas non plus devant les manipulations étymologiques, faisant par exemple de « l’étranger » un homme en chemin vers la philosophie heideggérienne. Heidegger appréciait beaucoup l’ouvrage du philosophe Jean-Michel Palmier<ref>https://d-nb.info/gnd/133988775</ref> ''La situation de Georg Trakl'' (1972, nouvelle édition sous le titre ''Georg Trakl'', 1987) qui pour une part adhère aux théories du Maître, mais dans lequel Palmier, contrairement à lui, s’efforce aussi d’ancrer la ‘situation’ de Trakl dans une réalité personnelle, historique, politique et intellectuelle, sans trop se préoccuper des faits. Il met en parallèle le « déclin » ontologique et le déclin historique (disparition de l’Autriche-Hongrie). Rémy Colombat<ref>„Heidegger, lecteur de Trakl“, Études Germaniques 68 (2013), S. 395–420</ref> a analysé en détail les impasses où conduisent la lecture de Heidegger, des chemins qui ne mènent nulle part. Mais grâce à Heidegger et à Palmier, Trakl était devenu une figure des discussions philosophiques.
Le deuxième facteur entre en totale contradiction avec l’interprétation sociale ou psychologique et avec l’histoire de la littérature. Il s’agit de l’impériale confiscation du poète par le philosophe Martin Heidegger qui, des décennies durant, a dominé le champ de la philosophie en France. Les deux textes qu’il consacre à Trakl (''Die Sprache'', 1950 / ''La parole'', et ''Die Sprache im Gedicht. Eine Erörterung von Georg Trakls Gedicht'' / ''La parole dans l’élément du poème. Situation du Dict de Trakl'', trad. Jean Beaufret) avaient été publiés en 1958 dans les numéros 61 et 62 de la ''NRF''. Ils furent commentés entre autres par Jacques Derrida (''De l’esprit'', 1987). Pour Heidegger, ce n’est pas le poète qui parle, c’est le langage. Il s’attache à déterminer le lieu de la poésie de Trakl, qu’il situe dans un « occident » post-métaphysique. L’interprétation du poète par Heidegger qui, au mépris de tout un ensemble de faits réels, considère les poèmes de Trakl comme un seul et unique poème (non pas « les poèmes », mais « Le poème de Georg Trakl »), et qui revendiquait pour lui-même le droit d’employer la force dans l’interprétation des textes, ne reculait pas non plus devant les manipulations étymologiques, faisant par exemple de « l’étranger » un homme en chemin vers la philosophie heideggérienne. Heidegger appréciait beaucoup l’ouvrage du philosophe Jean-Michel Palmier<ref>https://d-nb.info/gnd/133988775</ref> ''La situation de Georg Trakl'' (1972, nouvelle édition sous le titre ''Georg Trakl'', 1987) qui pour une part adhère aux théories du Maître, mais dans lequel Palmier, contrairement à lui, s’efforce aussi d’ancrer la ‘situation’ de Trakl dans une réalité personnelle, historique, politique et intellectuelle, sans trop se préoccuper des faits. Il met en parallèle le « déclin » ontologique et le déclin historique (disparition de l’Autriche-Hongrie). Rémy Colombat<ref>„Heidegger, lecteur de Trakl“, Études Germaniques 68 (2013), S. 395–420</ref> a analysé en détail les impasses où conduisent la lecture de Heidegger, des chemins qui ne mènent nulle part. Mais grâce à Heidegger et à Palmier, Trakl était devenu une figure des discussions philosophiques.


Enfin, troisième facteur, les recherches philologiques de l’Université ont été décisives pour la connaissance de Trakl. Il est intéressant d’observer que ce fut d’abord le problème de la traduction qui se trouva au centre des préoccupations. Se référant aux Œuvres complètes de 1972, dont les traducteurs défendaient la méthode reposant sur l’’objectivité’ et la distance, une équipe de Strasbourg (Finck, Giraud, Kniffke) se consacra à la question de la traduction. C’est aussi de Strasbourg que vint le travail de pionnier réalisé par Adrien Finck<ref>https://d-nb.info/gnd/12481686X</ref>, ''Georg Trakl. Essai d’interprétation'' (1974). L’ouvrage de Rémy Colombat, ''Rimbaud-Heym-Trakl. Essais de description comparée'', publié en 1987, était un chef-d’œuvre philologique. Les analyses minutieuses de l’intertextualité, y compris des insuffisances dans les traductions de Klammer, permettent de comprendre la spécificité de Trakl lorsqu’on le compare à son modèle français et au mouvement expressionniste qui se réclame de lui. Si l’on pose la question de la ‘localisation’ de Trakl en France, on se doit de citer le système des concours de l’agrégation et du CAPES qui, en 1987 et en 2007, ont permis à des centaines de candidats au métier d’enseignant de se familiariser avec Trakl. Ces concours furent l’occasion de colloques qui apportèrent aux étudiants les informations concernant l’état de la recherche au niveau international. Le volume intitulé ''Frühling der Seele'' / ''Printemps de l’âme'' (1995) s’intéressait tout particulièrement aux relations de Trakl avec ses modèles français Baudelaire, Verlaine, Rimbaud et Mallarmé. La contribution intitulée « Celan lecteur de Trakl » était la preuve que Trakl était devenu un précurseur.
Enfin, troisième facteur, les recherches philologiques de l’Université ont été décisives pour la connaissance de Trakl. Il est intéressant d’observer que ce fut d’abord le problème de la traduction qui se trouva au centre des préoccupations. Se référant aux ''Œuvres complètes'' de 1972, dont les traducteurs défendaient la méthode reposant sur l’‘objectivité’ et la distance, une équipe de Strasbourg (Finck, Giraud, Kniffke) se consacra à la question de la traduction. C’est aussi de Strasbourg que vint le travail de pionnier réalisé par Adrien Finck<ref>https://d-nb.info/gnd/12481686X</ref>, ''Georg Trakl. Essai d’interprétation'' (1974). L’ouvrage de Rémy Colombat, ''Rimbaud-Heym-Trakl. Essais de description comparée'', publié en 1987, était un chef-d’œuvre philologique. Les analyses minutieuses de l’intertextualité, y compris des insuffisances dans les traductions de Klammer, permettent de comprendre la spécificité de Trakl lorsqu’on le compare à son modèle français et au mouvement expressionniste qui se réclame de lui. Si l’on pose la question de la ‘localisation’ de Trakl en France, on se doit de citer le système des concours de l’agrégation et du CAPES qui, en 1987 et en 2007, ont permis à des centaines de candidats au métier d’enseignant de se familiariser avec Trakl. Ces concours furent l’occasion de colloques qui apportèrent aux étudiants les informations concernant l’état de la recherche au niveau international. Le volume intitulé ''Frühling der Seele'' / ''Printemps de l’âme'' (1995) s’intéressait tout particulièrement aux relations de Trakl avec ses modèles français Baudelaire, Verlaine, Rimbaud et Mallarmé. La contribution intitulée « Celan lecteur de Trakl » était la preuve que Trakl était devenu un précurseur.


==Références et liens externes==
==Références et liens externes==

Dernière version du 4 novembre 2024 à 17:23

Georg Trakl

Trakl constitue une exception parmi les poètes du mouvement expressionniste où le range l’anthologie Menschheitsdämmerung (Crépuscule de l’humanité), éditée par Kurt Pinthus, parue en 1920. Le poète lui-même se voyait comme un Kaspar Hauser, « un être jamais né » et sans attaches. Mais dans Kaspar Hauser Lied (Chanson pour Kaspar Hauser), on entend l’écho du poème de Verlaine, Gaspard Hauser chante. Trakl partage avec Verlaine, Baudelaire et surtout Rimbaud l’image du « poète maudit », drogué, incestueux, un étranger dans la société bourgeoise. Aujourd’hui, Trakl compte aussi en France parmi les plus grands, au même titre que Hölderlin, Rilke, Baudelaire, Rimbaud et Celan. Cette reconnaissance, comparée à la gloire de Rilke ou de Celan, ne s’est imposée qu’au terme d’un parcours extraordinairement hésitant.

Trakl et la France

Dans le numéro consacré à Trakl par la revue Europe (N° 984, 2011), Laurent Cassagnau analyse en détail cette hésitation attachée à la réception de Trakl en France, longtemps déterminée par les traductions que proposaient des poètes issus de zones périphériques telles la Suisse et l’Alsace. Si l’on fait abstraction de l’Anthologie de la poésie allemande, parue en 1942, sous l’Occupation, et qui présentait 12 poèmes de Trakl, on constate qu’avant 1948, un seul de ses poèmes (Psalm / Psaume) avait été publié en français, dans l’anthologie d’Yvan Goll[1], Les cinq continents. Anthologie mondiale de la poésie contemporaine (1920).

Après 1945, on trouve ici ou là, dans des revues diverses, un choix de traductions proposées par des poètes : Gustave Roud (1948 et 1964), Henri Stierlin (1956), Eugène Guillevic (1961). En 1964, l’anthologie de Robert Rovini[2] fut publiée par Pierre Seghers dans la collection « Poètes d’aujourd’hui ». C’est seulement en 1972 (2ème édition, 1980) que les éditions Gallimard publient les Œuvres complètes de Trakl dans une traduction de Marc Petit et Jean-Claude Schneider qui, loin d’être complète, assura néanmoins à Trakl, grâce à l’édition de poche dans la collection « Poésie/Gallimard » (1990) sous le titre Crépuscule et déclin / Sébastien en rêve, une place solide au panthéon de la poésie. Cette traduction marque le début de la véritable reconnaissance de Trakl. L’édition complète bilingue en deux parties, Poèmes majeurs (Poèmes II en 1993 et 2001) et Poèmes I (premiers poèmes et textes non publiés du vivant de l’auteur[3]), nous la devons à Jacques Legrand, qui entretenait des contacts personnels avec Ludwig von Ficker[4], éditeur du Brenner, pour Trakl une sorte de cocon où avaient été publiés ses poèmes majeurs.

Trois facteurs déterminants expliquent la place de Trakl en France. Le premier est concentré dans le qualificatif de « Rimbaud autrichien » (Cysarz). L’influence de Rimbaud sur Trakl remonte à sa lecture d’un choix de traductions proposé par K.L. Ammer en 1907 et à la préface enthousiaste de Stefan Zweig, qui elle-même influença l’image que Trakl avait de lui-même. L’‘influence’ de Rimbaud, abondamment documentée depuis longtemps, se conjugue avec deux autres sources poétiques françaises : Verlaine et Baudelaire. Cet ancrage dans la poésie française va de pair avec l’image du marginal étranger à la société. En 1991, la ‘Maison de la poésie’ a organisé une exposition Trakl où l’on pouvait également voir son étrange autoportrait. C’est le comédien Denis Lavant qui, dans le cadre de cette exposition, jouait le rôle d’un marginal, incarnation du ‘poète maudit’. Avec Blesse, ronce noire[5], Claude Louis-Combet[6], réduisant à la relation incestueuse de Trakl avec sa sœur Gretl la biographie du poète, représente un cas singulier dans la réception de son œuvre.

Le deuxième facteur entre en totale contradiction avec l’interprétation sociale ou psychologique et avec l’histoire de la littérature. Il s’agit de l’impériale confiscation du poète par le philosophe Martin Heidegger qui, des décennies durant, a dominé le champ de la philosophie en France. Les deux textes qu’il consacre à Trakl (Die Sprache, 1950 / La parole, et Die Sprache im Gedicht. Eine Erörterung von Georg Trakls Gedicht / La parole dans l’élément du poème. Situation du Dict de Trakl, trad. Jean Beaufret) avaient été publiés en 1958 dans les numéros 61 et 62 de la NRF. Ils furent commentés entre autres par Jacques Derrida (De l’esprit, 1987). Pour Heidegger, ce n’est pas le poète qui parle, c’est le langage. Il s’attache à déterminer le lieu de la poésie de Trakl, qu’il situe dans un « occident » post-métaphysique. L’interprétation du poète par Heidegger qui, au mépris de tout un ensemble de faits réels, considère les poèmes de Trakl comme un seul et unique poème (non pas « les poèmes », mais « Le poème de Georg Trakl »), et qui revendiquait pour lui-même le droit d’employer la force dans l’interprétation des textes, ne reculait pas non plus devant les manipulations étymologiques, faisant par exemple de « l’étranger » un homme en chemin vers la philosophie heideggérienne. Heidegger appréciait beaucoup l’ouvrage du philosophe Jean-Michel Palmier[7] La situation de Georg Trakl (1972, nouvelle édition sous le titre Georg Trakl, 1987) qui pour une part adhère aux théories du Maître, mais dans lequel Palmier, contrairement à lui, s’efforce aussi d’ancrer la ‘situation’ de Trakl dans une réalité personnelle, historique, politique et intellectuelle, sans trop se préoccuper des faits. Il met en parallèle le « déclin » ontologique et le déclin historique (disparition de l’Autriche-Hongrie). Rémy Colombat[8] a analysé en détail les impasses où conduisent la lecture de Heidegger, des chemins qui ne mènent nulle part. Mais grâce à Heidegger et à Palmier, Trakl était devenu une figure des discussions philosophiques.

Enfin, troisième facteur, les recherches philologiques de l’Université ont été décisives pour la connaissance de Trakl. Il est intéressant d’observer que ce fut d’abord le problème de la traduction qui se trouva au centre des préoccupations. Se référant aux Œuvres complètes de 1972, dont les traducteurs défendaient la méthode reposant sur l’‘objectivité’ et la distance, une équipe de Strasbourg (Finck, Giraud, Kniffke) se consacra à la question de la traduction. C’est aussi de Strasbourg que vint le travail de pionnier réalisé par Adrien Finck[9], Georg Trakl. Essai d’interprétation (1974). L’ouvrage de Rémy Colombat, Rimbaud-Heym-Trakl. Essais de description comparée, publié en 1987, était un chef-d’œuvre philologique. Les analyses minutieuses de l’intertextualité, y compris des insuffisances dans les traductions de Klammer, permettent de comprendre la spécificité de Trakl lorsqu’on le compare à son modèle français et au mouvement expressionniste qui se réclame de lui. Si l’on pose la question de la ‘localisation’ de Trakl en France, on se doit de citer le système des concours de l’agrégation et du CAPES qui, en 1987 et en 2007, ont permis à des centaines de candidats au métier d’enseignant de se familiariser avec Trakl. Ces concours furent l’occasion de colloques qui apportèrent aux étudiants les informations concernant l’état de la recherche au niveau international. Le volume intitulé Frühling der Seele / Printemps de l’âme (1995) s’intéressait tout particulièrement aux relations de Trakl avec ses modèles français Baudelaire, Verlaine, Rimbaud et Mallarmé. La contribution intitulée « Celan lecteur de Trakl » était la preuve que Trakl était devenu un précurseur.

Références et liens externes

Bibliographie

Œuvres (sélection)

  • Trakl, Georg: Œuvres complètes. Traduites par Marc Petit et Jean-Claude Schneider. Paris: Gallimard 1972 (zweite Auflage 1980).
  • Trakl, Georg: Poèmes majeurs. Gedichte, Sebastian im Traum, Veröffentlichungen im ‚Brenner‘. Édition bilingue. Traduction de Jacques Legrand. Réédité sous le titre Poèmes II. Paris: GF-Flammarion 1990.
  • Trakl, Georg: Poèmes I. Paris: GF-Flammarion 1990.

Littérature secondaire

  • Cassagnau, Laurent: Trakl en France. In: Europe 984 (2011), p. 106–124.
  • Finck, Adrien, Giraud, Huguette et Frédéric Kniffke: Trakl en français. In: Revue d’Allemagne 5 (1973), p. 305–381.
  • Colombat, Rémy: Rimbaud–Heym–Trakl. Essais de description comparée. Berne, etc.: Peter Lang 1987.
  • Colombat, Rémy und Stieg, Gerald (éd.): Frühling der Seele. Innsbruck: Haymon 1995.
  • Finck, Adrien: Georg Trakl. Essai d’interprétation. Lille 1974.

Auteur

Gerald Stieg

Traduit de l'allemand par Hélène Belletto-Sussel

Mise en ligne : 17/10/2024