Manès Sperber

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Manès Sperber (1974)

Manès Sperber a œuvré pour les relations franco-autrichiennes après s’être réfugié à Paris à l’époque nazie et y avoir dirigé après-guerre la collection « Traduit de » chez Calmann-Lévy.

Biographie

Né de famille juive en 1905 à Zablotow en Galicie orientale, territoire qui faisait encore partie de l’Empire austro-hongrois avant de devenir polonais après la Première Guerre mondiale, Manès Sperber (*12 décembre 1905, † 5 février 1984 à Paris) partit pour Vienne avec sa famille afin de fuir les pogroms russes et se forma à la psychologie individuelle d’Alfred Adler[1]. En 1927, il quitta Vienne pour Berlin après l’incendie du Palais de justice par une foule ulcérée, un jugement du tribunal ayant innocenté les meurtriers de deux sociaux-démocrates à Schattendorf. À Berlin, il milita chez les communistes, travailla à la MASCH (Marxistische Arbeiterschule). Arrêté en 1933 à l’arrivée d’Hitler au pouvoir, il fut libéré grâce à l’intervention de l’ambassadeur de Pologne, car il possédait un passeport polonais.

Il se réfugia à Prague puis en Yougoslavie, via Vienne, mais fut envoyé en 1934 par le Komintern à Paris où il dénonça le fascisme hitlérien dans une exposition et des revues. Les Procès de Moscou l’amenèrent à rompre avec les communistes en 1937. Mais il continua à s’impliquer dans les combats de son époque en collaborant à des revues antifascistes, en particulier Die Zukunft de Willi Münzenberg[2]. Dès le début des hostilités avec l’Allemagne, il s’enrôla dans la Légion étrangère, passa en 1942 en Zone libre, puis, prévenu par André Malraux du danger qui le menaçait, en Suisse. Dès l’immédiat après-guerre, sans retourner à Vienne, il s’installa à Paris où il côtoya en particulier Raymond Aron[3] et André Malraux, alors ministre de l’Information.

Outre sa collaboration en janvier 1946 à la création d’une revue en Zone française, destinée à la dénazification du peuple allemand (et autrichien), Die Umschau, Manès Sperber fut chargé en 1947 des négociations entre les éditeurs et, en poste à Paris, nommé Chargé de mission au Commissariat Général aux Affaires allemandes et autrichiennes (CGAAA), puis au Secrétariat Général aux Affaires allemandes et autrichiennes (SGAAA). Il s’agissait de l’élaboration de nouvelles directives pour l’exportation de livres français à Berlin et à Vienne.

Manès Sperber joua également le rôle d’intermédiaire entre le chef du Service des Affaires intérieures et culturelles au SGAAA, René Cannac, et les éditeurs français. Une autre activité de Manès Sperber au CGAAA concernait la cession de la presse française de Vienne et l’orientation des journaux qui devaient être édités par les Autrichiens eux-mêmes. Dans ces deux cas, il s’impliqua dans les relations entre le gouvernement français et l’État autrichien.

Mais, ayant eu l’impression que ses supérieurs privilégiaient les conservateurs, il prit de manière véhémente le parti des socialistes autrichiens qu’il défendit contre le soupçon d’avoir été favorables à Hitler puisqu’ils ne s’étaient pas déclarés contre « l’Anschluß » ni après le 12 mars 1938, lors de l’invasion des troupes allemandes plébiscitée par une grande partie des Autrichiens, ni lors du référendum du 10 avril organisé pour évaluer le soutien de la population. Sperber utilisa sa connaissance de l’Autriche pour infléchir le gouvernement français en faveur d’Oscar Pollak[4], le rédacteur en chef de l’Arbeiterzeitung[5]. Il informa aussi Paris sur le moyen de gagner suffisamment de lecteurs pour les revues programmées en s’appuyant sur l’aile droite des socialistes et mit en garde sur la nécessité de créer un contrepoint au poids d’un parti unique dans la gestion des revues.

Manès Sperber joua un rôle non négligeable de passeur entre les cultures autrichienne et française avec un grand intérêt pour la littérature. Sa trilogie romanesque fut immédiatement traduite en français par Blanche Gidon et lui-même : Et le buisson devient cendre en 1950 comme Plus profond que l’abîme et La baie perdue en 1953. En 1952, un extrait du troisième volume, sous le titre Qu’une larme dans l’océan, était accompagné d’une préface d’André Malraux et devint le titre de la trilogie complète en langue allemande (Wie eine Träne im Ozean). Les deux premiers volumes de son autobiographie traduits en français (Porteurs d’eau, 1974 et Le Pont inachevé, 1977) surtout donnaient des informations utiles sur sa vie à Vienne, à Berlin et à Paris. Il obtint le Prix de la ville de Vienne de littérature en 1974 et le grand Prix de littérature de l’État autrichien en 1977.

Il fut pressenti pour conseiller Raymond Aron et la collection « Liberté de l’Esprit » chez Calmann-Lévy. L’éditeur Joseph Caspar Witsch[6] devint un ami qui écoutait son avis « pour mettre un terme à l’obscurcissement des esprits ». Sperber diffusa en Allemagne et en Autriche les idées d’amis français comme Raymond Aron et sa philosophie de l’histoire (Les Guerres en chaîne). Il mit au premier plan des auteurs que l’on pouvait ranger dans la gauche non stalinienne : Jean Duvignaud[7], ancien trotzkiste, sociologue et essayiste, collaborateur d’Edgar Morin[8] ; Georges Conchon[9], romancier antimilitariste, ou bien Yves Gibeau[10] dont il se sentait très proche.

Mais, à cette époque, la grande aventure de Manès Sperber fut à Berlin en 1950 la création du Congrès pour la liberté de la culture (Congress for cultural freedom, CCF) sous l’égide des Américains pour contrer l’influence soviétique en Europe par des revues comme Preuves en France, Forum en Autriche, Encounter, Tempo presente, Quadernos et autres. Ce mouvement était financé par la CIA sous le couvert de fondations. On était bien loin des relations franco-autrichiennes…

Pourtant, Manès Sperber fut chargé dès 1946 de la direction de la collection « Traduit de » chez Calmann-Lévy, une occasion de faire connaître la littérature d’expression allemande au-delà des frontières. On ne dispose malheureusement plus du catalogue complet des ouvrages édités de l’époque. Mais ce qui est certain, c’est qu’il privilégia dans ses choix les auteurs juifs qui s’exprimaient en yiddish (Isaac Babel, Sholem Alechem, Mendel Mann, Scholem Asch, Amos Oz) car il refusait que l’on se retire des débats de la cité après Auschwitz. Il publia également les romans de certains des membres du CCF, Le régiment des deux Siciles de l’écrivain viennois Alexander Lernet-Holenia[11] en 1954 et en 1964 Me voici père de Friedrich Torberg[12], qui dirigeait à Vienne la revue du CCF Forum[13].

Mais ces derniers choix étaient davantage influencés par la lutte contre l’influence soviétique que par l’envie de rapprocher l’Autriche de la France. Une exception fut la publication de son ami Arthur Koestler. Sperber entretenait un rapport privilégié avec lui avec qui il avait milité à Vienne dans des mouvements juifs au cours des années 1920. Il publia Le Zéro et l’infini (Darkness at noon) en 1946 avec des ventes qui dépassèrent en quelques mois les 200 000 exemplaires. Croisade sans Croix (Arrival and Departure) lui fut dédié en 1946. Suivirent Le Dieu des ténèbres (The God that failed) en 1950, Les Hommes ont soif (The Age of Longing) en 1951, La Corde raide (Arrow in the blue), Hiéroglyphes (The invisible Writing) en 1955. Et bien plus tard, en 1983, L’Étranger du square (Stranger on the square).

Si une éthique présidait à ces choix, la correspondance de Sperber ne donne pas d’indication sur le critère de rentabilité. Mais les chiffres parlent d’eux-mêmes. Sur les 70 ouvrages « apportés », c’est-à-dire découverts par lui jusqu’en 1958, seuls 30, moins de la moitié, dépassaient les 4 000 exemplaires. Le plus prestigieux et le plus rentable sur le plan commercial fut Le journal d’Anne Frank qui, suite à une controverse, ne fut pas considéré comme « apporté » par Sperber. Il lui aura fallu faire preuve de beaucoup de pugnacité pour imposer certains titres à Robert Calmann-Lévy. Sans être un défenseur acharné des relations franco-autrichiennes qui n’étaient pas au premier plan de ses préoccupations, Manès Sperber a joué un rôle non négligeable en tant que passeur d’idées et médiateur entre l’Autriche et la France pour faire connaître des textes littéraires à une époque où les relations entre les deux pays n’étaient guère faciles après l’époque nazie.

Références et liens externes

Bibliographie

Fonds Sperber

  • Fonds Sperber, ÖNB/ÖLA Vienne.
  • Fonds Sperber archives privées, Hans Rudolf Schiesser, Manès Sperber Archiv, Berlin.

Littérature primaire

  • Sa trilogie romanesque : Et le buisson devient cendre (1950), Plus profond que l’abîme (1950), La baie perdue (1953).
  • Son autobiographie : Porteurs d’eau (Calmann-Lévy 1974), Le Pont inachevé (Calmann-Lévy 1977), Au-delà de l’oubli (Calmann-Lévy 1979).

Littérature secondaire

  • Corbin-Schuffels, Anne-Marie : Manès Sperber. Un combat contre la tyrannie (1934–1960). Berne, Berlin, Francfort/Main : Peter Lang 1996.
  • Corbin, Anne-Marie, Le Rider, Jacques, Müller-Funk, Wolfgang (dir.) : Manès Sperber – Ein Intellektueller im europäischen Kontext. Vienne : Sonderzahl 2013.
  • Haunschmied-Donhauser, Helga : Manès Sperber als Individualpsychologe. Der Einfluß der Individualpsychologie auf Manès Sperbers autobiographisches und literarisches Schreiben. Vienne : Vandenbroek & Ruprecht 2023.
  • Isler, Rudolf : Manès Sperber. Zeuge des 20. Jahrhunderts – eine Lebensgeschichte. Aarau (Schweiz) : Sauerländer Verlag AG 2003.
  • Mannoni, Olivier : Manès Sperber. L’espoir tragique. Préface de Jean Blot. Paris : Albin Michel 2004.
  • Patka, Marcus, Stančić, Mirjana (dir.) : Die Analyse der Tyrannis. Manès Sperber (1905–1984). Vienne : Holzhausen Verlag 2005.
  • Stančić, Mirjana : Manès Sperber. Leben und Werk. Francfort/Main : Klostermann 2003.

Auteur

Anne-Marie Corbin

Mise en ligne : 03/10/2024