Jan Śliwinski
Jan Śliwinski s’impose comme une figure majeure de l’ancien Empire austro-hongrois à Paris, durant la période de l’entre-deux-guerres, apportant son soutien financier, matériel mais aussi culturel aux artistes immigrés du flanc est de l’Europe. Son parcours entre Prusse polonaise et Empire austro-hongrois avant 1918, puis entre Autriche, France et Pologne après-guerre lui confère un statut tout particulier aux yeux des membres des différentes colonies d’Europe centrale qui habitent Paris.
Biographie
Jan (ou Hans) Śliwiński est né à Prague en 1884 d’un père polonais et artiste, Robert Śliwinski, et d’une femme appartenant sans doute à la cour habsbourgeoise. Adopté par un couple germanophone de Prague du nom de Effenberger, il garde ce patronyme jusqu’en 1918. Jan Effenberger étudie à Prague et à Berlin les langues et la musique. Auteur d’une thèse de doctorat sur le poète Nikolaus Lenau à l’université de Prague, il y travaille en même temps comme bibliothécaire jusqu’en 1909, date de son départ pour Vienne, où il exerce un emploi similaire à la bibliothèque nationale jusqu’en 1912. C’est à cette date qu’il rencontre Adolf Loos et Karl Kraus, qu’il accompagnera au piano lors de ses lectures[1]. Pendant la Première Guerre mondiale, Jan renoue avec ses origines polonaises : il s’engage dans la légion polonaise, adopte le nom de Śliwiński quand l’indépendance de la Pologne est proclamée et s’installe à Cracovie à la fin de la guerre. Outre sa pratique de la musique, il traduit plusieurs auteurs de l’anglais vers l’allemand, dont l’auteur indien prix Nobel de littérature en 1913, Rabindranath Tagore. Entre 1922 et 1928, Śliwiński émigre à Paris, où il ouvre en 1923 une galerie d’art et boutique de partitions située 5 rue du Cherche-Midi, appelée « Au Sacre du Printemps ». En 1928, il retourne en Pologne à Varsovie où il travaille comme musicien et traducteur du polonais vers l’allemand. Il fuit les troupes allemandes en 1939 et s’installe en Grande-Bretagne jusqu’en 1949. Śliwinski décède à Varsovie en 1950.
Dans sa galerie « Au Sacre du Printemps », comme chez lui sur l’île Saint-Louis au 20, quai d’Orléans, Śliwiński accueille des représentants de multiples diasporas et fait le lien entre les différentes origines de ces exilés. Alors que la galerie est un lieu d’exposition et de rendez-vous lors des vernissages, son appartement permet à nombre d’artistes et d’intellectuels autrichiens, à l’instar de l’architecte Adolf Loos ou du peintre Oskar Kokoschka, d’avoir un toit pour quelque temps et d’habiter la capitale. Kokoschka se rappelle en effet que l’appartement était « un refuge permanent pour les amis sans logement, les émigrés politiques et les anarchistes, les Polonais, les Hongrois, les Bulgares et les Yougoslaves[2] ».
La galerie de Śliwiński est une illustration concrète des liens tissés entre la France et l’Autriche : l’intérieur et la devanture[3] ont été conçus par l’architecte français Gabriel Guévrékian que Śliwiński a très probablement rencontré à Vienne lorsque le jeune architecte y séjournait pour suivre les cours dispensés à la Kunstgewerbeschule. Jan Śliwiński organise plus de 37 expositions à la galerie du Sacre du Printemps. Il privilégie les artistes étrangers de passage à Paris, notamment les artistes d’Europe centrale et de l’ancien Empire : André Kertész[4], Ida Thal, Jules Pacsin, Mela Muter, Josef Gassler en sont les exemples les plus célèbres. Parallèlement, le lieu accueille des concerts et divers événements culturels comme les onze soirées organisées par Michel Seuphor, Paul Dermée et Enrico Prampolini dans le cadre de la revue qu’ils dirigent, Documents internationaux de l’Esprit nouveau.
C’est là que se tient notamment en 1927 la première exposition (57 photographies[5]) du photographe hongrois André Kertész arrivé à Paris en 1925 et dont les clichés sont précieux pour documenter la vie parisienne des artistes immigrés de cette période[6]. Les photographies de Kertész prises lors du vernissage donnent à voir le réseau très international de Śliwiński : Herwarth Walden, Enrico Prampolini, Piet Mondrian, Adolf Loos, Zlatko Neumann[7] ou encore Willi Baumeister figurent ainsi sur le cliché intitulé « Après la soirée[8] ».
Galeriste et organisateur d’événements culturels, Jan Śliwiński-Effenberger fait office, pour cette communauté d’immigrés, de facilitateur d’intégration dans la société française et il joue volontiers les traducteurs grâce à sa maîtrise des langues. Il introduit notamment les conférences d’Adolf Loos et les lectures de Karl Kraus organisées par la Société pour la propagation des langues étrangères en France (SPLEF) à la Sorbonne et à la salle Pleyel en 1927. Son action en tant que galeriste salonnier, durant son bref passage en France, témoigne de la continuité de ses réseaux initiés à Vienne et plus largement dans l’ancien Empire jusqu’en France. Il y retrouve des Français rencontrés là-bas qui l’aident à acquérir une certaine position sociale, ce qui lui permet d’accueillir ses compatriotes et plus globalement les artistes attirés par la capitale des arts, de leur offrir une aide matérielle (comme un hébergement et/ou un lieu d’exposition) et un accès à une véritable sociabilité pour adoucir leur statut d’exilé.
Références et liens externes
- ↑ https://www.kraus-vorleser.wienbibliothek.at/person/hans-effenberger
- ↑ Kokoschka 1971, 199
- ↑ https://digital.library.illinois.edu/items/de46bf20-163e-0134-1d64-0050569601ca-8
- ↑ https://mediatheque-patrimoine.culture.gouv.fr/collection/objet/andre-kertesz-1894-1985
- ↑ https://pop.culture.gouv.fr/notice/memoire/AP72L000484
- ↑ https://pop.culture.gouv.fr/notice/memoire/AP72L002732
- ↑ https://core.ac.uk/outputs/223045675/
- ↑ https://pop.culture.gouv.fr/notice/memoire/AP72L000457
Bibliographie
Littérature primaire
- Guévrékian, Gabriel : « Buch- und Kunsthandlung “Au Sacre du Printemps” ». In : Das Kunstblatt, octobre 1926, p. 374-375, https://iaddb.org/?query=search=ccobjectid=3235389&showtype=record (consulté le 8 octobre 2024).
- Snell, Victor : « L’aide de camp du maréchal vend de la musique et des tableaux ». In : L’Œuvre, 28 mai 1926, p. 3.
Littérature secondaire
- Csokor, Franz Theodor : Auch heute noch nicht an Land : Briefe und Gedichte aus dem Exil. Vienne : Ephelant 1993.
- Kokoschka, Oskar : Mein Leben. Munich : Brückmann 1971.
- Kuczynski, Krzysztof A. : « ‘Er war ein wunderbarer Zigeuner…’ - Über Jan Effenberger-Sliwinski ». In : Brandys Brygida : Franz Theodor Csokor. Amicus Amicorum. Lodz, Wydawnictwo Uniwersytetu Lodzkiego 1994, p. 72-84.
- Saven, Kyra : Ma vie m’a beaucoup plu. Paris : Denoël 1984.
- Travis, David : At the Edge of the Light : Thoughts on Photography & Photographers, Talent and Genius. Boston : David R. Godine 2003.
Auteur
Cécile Poulot
Mise en ligne : 11/10/2024