Voltaire
Voltaire compte parmi les auteurs les plus largement représentés en Autriche pendant la période considérée, comme en atteste le nombre élevé de représentations de ses tragédies et comédies sur les deux principales scènes viennoises (le Burgtheater et le Theater am Kärntnertor), ainsi que la publication des éditions correspondantes. En revanche, sa prose philosophique a fait l’objet d’un rejet persistant, fréquemment visée par les interdictions de la censure. Le joséphisme a inauguré une phase d’ouverture plus favorable à la réception des œuvres de l’écrivain, rendant possible la publication de certains textes en prose ainsi que de ses épopées en vers. Cependant, la Restauration qui a suivi la Révolution de 1848 a mis un terme brutal et durable à la réception de Voltaire en Autriche.
Réception en Autriche
Parmi les lecteurs éminents de Voltaire en Autriche figurent le prince Eugène, qui a notamment lu la tragédie Œdipe et La Henriade, ainsi que le chancelier d’État Kaunitz[1], francophile convaincu, qui apprécie particulièrement le Traité sur la tolérance. On peut également citer Gottfried van Swieten[2], qui, depuis Berlin, approvisionne Kaunitz en lectures ‘philosophiques’. Comme il l’a fait auparavant en France et en Prusse, Voltaire cherche également à nouer des relations personnelles avec les puissants en Autriche, mais ses efforts restent vains.
La grande majorité des lecteurs n’a accès aux œuvres de Voltaire que de manière sélective, celles-ci étant largement soumises à la censure. Entre 1751 et 1780, il est de loin l’auteur le plus souvent interdit : les listes de la censure autrichienne recensent pas moins de 92 titres issus de sa plume[3]. Parmi les ouvrages proscrits figurent le Dictionnaire philosophique portatif (1764), dans lequel il défend l’égalité sociale entre les classes et s’en prend, sur un ton satirique et burlesque, aux dogmes catholiques, ainsi que le Commentaire sur le livre Des délits et des peines (1767), relatif au traité de Cesare Beccaria[4] Dei delitti e delle pene, qui appelle à une sécularisation de la juridiction fondée sur la raison. Les œuvres de fiction ne sont pas épargnées : La Henriade, qui fustige les crimes liés à la persécution des protestants, ou encore la licencieuse Pucelle d’Orléans font également partie des ouvrages censurés. Quant à Candide, son anticléricalisme, mais aussi sa remise en question de la providence divine ont vraisemblablement été perçus comme choquants[5].
À la différence de la prose et de l’épopée en vers, presque toutes les pièces de théâtre de Voltaire ont été portées à la scène dans les deux théâtres de la cour de Vienne, tant en français (Burgtheater, à partir de 1752) qu’en traduction allemande (Theater am Kärntnertor, à partir de 1748). Le chancelier Kaunitz, déjà mentionné, a joué un rôle déterminant dans la représentation des pièces françaises en langue originale. En 1752, il parvient, à l’aide d’un décret impérial, à évincer les drames en langue allemande du Burgtheater au profit des opéras italiens et du théâtre français. Les traductions allemandes restent réservées au Theater am Kärntnertor, qui attire un public plus bourgeois. Ce n’est qu’à partir de 1773 – et pleinement à partir de 1776, au sein du k.k. Hof- und Nationaltheater fondé par Joseph II[6] – que Voltaire est également joué en allemand sur la première scène de la cour. Dans le répertoire des deux théâtres, on trouve les tragédies Alzire, Sémiramis, Hérode et Mariamne, Le Duc de Foix, Mahomet, Zaïre, Mérope, Œdipe, Brutus, Tancrède, L’Orphelin de la Chine, Zulime, Adélaïde du Guesclin et Olympie, mais aussi des comédies telles que L’Enfant prodigue, Nanine, L’Indiscret, L’Échange, L’Écueil du sage et L’Écossaise [7].
La maison d’édition Van Ghelen privilégie la publication des textes originaux des pièces, tandis que les traductions en allemand sont majoritairement diffusées par la librairie Krauss, laquelle maintient des relations étroites avec Cramer, l’éditeur de Voltaire à Genève. Il est frappant de constater que, malgré les exigences morales rigoureuses imposées au théâtre sous le règne de Marie-Thérèse[8], les interventions de la censure sont relativement rares. J. H. Kerens[9], directeur du Theresianum, prestigieuse école de Vienne[10], mentionne également les pièces de Voltaire dans une liste de drames français recommandables et souligne en particulier leur moralité irréprochable.
À partir de 1770 environ, la conception du théâtre en tant qu’école de vertu, promue par Joseph von Sonnenfels, destinée à transmettre les valeurs bourgeoises et, par conséquent, à servir les intérêts de l’État, s’impose à Vienne. Le genre théâtral privilégié est alors le Rührstück bourgeois, une pièce sentimentale qui tend progressivement à supplanter la tragédie de cour aristocratique. Avant ce tournant, Sonnenfels a soutenu dans ses écrits critiques le drame français classique de Molière, Destouches[11], Corneille et précisément Voltaire, avant d’adopter une position plus marquée en faveur des pièces sentimentales. Voltaire avait l’avantage de proposer des pièces pour les deux genres, il était notamment reconnu pour son aptitude à susciter l’émotion chez le spectateur.
La majorité des traducteurs chargés des textes destinés aux éditions et aux représentations de Voltaire à Vienne sont d’origine allemande. En 1759, Johann Joachim Schwabe[12], auteur, critique et traducteur affilié au cercle de Gottsched, propose une version allemande de Zaïre. Celle-ci se caractérise par un style classique soutenu, empreint de baroque tardif. L’extrait suivant illustre particulièrement l’emploi de formes verbales recherchées (« belobteste » comme équivalent de « vertueuse », « Schluß » au lieu de « Entschluss »), ainsi que l’abondance d’élisions (« Zayr’ », deux occurrences de « Eh », « Lieb », « ohn », « Umschweif ») et l’insertion de « e » (« vermeynet », « vereinet »), procédés utilisés afin de préserver le rythme iambique propre aux alexandrins :
Belobteste Zayr, ich habe fest vermeynet,
Eh unser Herz und Glück sich durch die Eh vereinet,
Daß ich, als Muselmann, mit dir von meinem Schluß,
Von dir, von meiner Lieb, ohn Umschweif reden muß[13].
On peut reconnaître à Schwabe le mérite de respecter, presque à la lettre, le texte original de Voltaire :
Vertueuse Zayre, avant que l’hyménée,
Joigne à jamais nos cœurs & notre destinée,
J’ai cru, sur mes projets, sur vous, sur mon amour,
Devoir en Musulman vous parler sans détour[14].
Ce texte très ampoulé s’éloigne considérablement du langage naturel propre à la scène. Se démarquant de Schwabe, Johann Joachim Eschenburg[15], connu pour avoir remanié et complété la traduction de Shakespeare par Wieland, propose en 1776 une traduction de Zaïre en vers blancs (Blankverse) non rimés. Celle-ci cherche à concilier une restitution sémantiquement fidèle au mot près avec un style allemand dépourvu d’affectation :
Eh unsre Herzen, theuerste Zayre,
Und unser Glück ein ew’ges Band verknüpft,
Muß ich als Muselman von meinem Vorsatz,
Von dir, von meiner Liebe, mit dir reden[16].
Les deux extrêmes, le style ampoulé de Schwabe et la langue naturelle et moderne d’Eschenburg, permettent de mesurer l’éventail des traductions de Voltaire représentées sur les scènes viennoises.
Jusqu’en 1780, aucune œuvre de Voltaire, à l’exception de ses pièces de théâtre, n’a été publiée à Vienne. Cette situation évolue avec l’assouplissement de la censure sous le règne de Joseph II, même si, pour les textes jugés plus audacieux, les éditeurs doivent afficher un lieu d’édition situé hors des frontières autrichiennes. Par ailleurs, le nom de Voltaire est parfois utilisé sur certaines premières de couverture afin d’attirer l’attention sur des productions locales de qualité inférieure. C’est le cas, par exemple, de la Neue Legende der Heiligen (1784) de Joseph Richter [17], assortie du sous-titre « Nach einem hinterlassenen Manuscript des Voltairs ». La maison d’édition viennoise Mösle[18] est particulièrement active dans ce domaine. Le projet éditorial le plus ambitieux de ces années demeure sans conteste la traduction de La Henriade par l’éditeur Franz Anton Schrämbl, qui ne suscite cependant qu’un faible écho auprès de la critique et du lectorat.
Comme le précise la dédicace, cette traduction en hexamètres consacrée au régent français Henri IV, juste et tolérant, constitue un hommage détourné à Joseph II : l’empereur autrichien étant situé au-dessus de tout éloge, le poète est contraint de recourir à l’histoire. Schrämbl ne recule pas non plus devant les attaques les plus crues contre le pape et le clergé. La description du frère dominicain Jacques Clément[19], l’assassin d’Henri III, rappelle le stéréotype du moine démoniaque dans les fictions gothiques. Schrämbl renforce encore son propos en ajoutant une note de bas de page dans laquelle il affirme que les ordres ecclésiastiques dans leur ensemble représentent un danger pour un État fondé sur la raison[20].
Les journalistes viennois tirent également parti de l’assouplissement des restrictions concernant la liberté de la presse. Voltaire devient ainsi une figure récurrente dans les colonnes du Journal de Vienne, dédié aux amateurs de la littérature (1784-1785), qui lui consacre notamment un « Discours en vers à la louange de M. de Voltaire »[21]. La Realzeitung der Wissenschaften, Künste und der Commerzien (1770-1786), dont le comité éditorial réunit quelques-unes des figures les plus éminentes des Lumières viennoises – parmi lesquelles Christian Gottlob Klemm[22], Johann Rautenstrauch[23], Joseph von Sonnenfels et Alois Blumauer[24] – publie pour sa part plusieurs récits et dialogues de Voltaire. Il convient également de mentionner l’initiative de la maison d’édition Wallishausser, qui entreprend en 1790 une édition complète des œuvres de Voltaire (« Voltaires sämtliche Schriften »), projet qui ne dépassera toutefois pas le quatrième volume. La période du « dégel » joséphinien (selon l’expression de Leslie Bodi), propice à la réception de Voltaire, est alors définitivement terminée.
Références et liens externes
- ↑ https://www.geschichtewiki.wien.gv.at/Wenzel_Anton_Dominik_Kaunitz
- ↑ https://www.geschichtewiki.wien.gv.at/Gottfried_van_Swieten
- ↑ Bachleitner 2017, p. 80
- ↑ https://www.universalis.fr/encyclopedie/beccaria-cesare-bonesana-de/
- ↑ Concernant les interdictions : Bachleitner 2020, p. 54–60
- ↑ https://www.geschichtewiki.wien.gv.at/Joseph_II.
- ↑ Liste complète sur Bachleitner 2020, p. 76–80
- ↑ https://www.geschichtewiki.wien.gv.at/Maria_Theresia
- ↑ https://d-nb.info/gnd/119114720
- ↑ https://www.geschichtewiki.wien.gv.at/Theresianische_Akademie_(Institution)
- ↑ https://data.bnf.fr/ark:/12148/cb12086090b
- ↑ https://data.bnf.fr/ark:/12148/cb12532866j
- ↑ Zayre 1759, p. 10
- ↑ Zayre 1752, p. 10
- ↑ https://data.bnf.fr/ark:/12148/cb12083756c
- ↑ Zayre 1777, p. 10
- ↑ https://www.geschichtewiki.wien.gv.at/Joseph_Richter
- ↑ https://www.geschichtewiki.wien.gv.at/Johann_Georg_M%C3%B6sle
- ↑ https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb121308860
- ↑ cf. Heinrich der Vierte 1782/83, Vol. I, p. 172
- ↑ t. 3, 1785, p. 279–287
- ↑ https://www.geschichtewiki.wien.gv.at/Christian_Gottlob_Klemm
- ↑ https://www.geschichtewiki.wien.gv.at/Johann_Rautenstrauch
- ↑ https://www.geschichtewiki.wien.gv.at/Alois_Blumauer
Bibliographie
Œuvres :
- Voltaire : Zayre. Tragédie. En cinq actes. Vienne en Autriche, chez Jean Pierre van Ghelen 1752.
- Voltaire : Zayre. Ein Trauerspiel Des Herrn von Voltaire. Aus dem Französischen übersetzt von Herrn Johann Joachim Schwaben in Leipzig. Vienne : Krauss 1759.
- Voltaire : Zayre. Ein Trauerspiel des Herrn von Voltaire in fünf Aufzügen. Aufgeführt im k.k. Nationaltheater. Neue Uebersetzung in Jamben [von Eschenburg]. Vienne : Logenmeister 1777.
- Voltaire : Heinrich der Vierte. Aus dem Französischen des Herrn von Voltär. 2 Theile. Vienne : Kurzbeck 1782/83.
Littérature secondaire :
- Bachleitner, Norbert : Die literarische Zensur in Österreich von 1751 bis 1848. Vienne, Cologne, Weimar : Böhlau 2017.
- Bachleitner, Norbert : An On/Off Affair: Voltaire in Eighteenth-Century Vienna. In: Taking Stock – Twenty-Five Years of Comparative Literary Research. Hg. v. N.B., Achim Hölter, und John A. McCarthy. Leiden, Boston : Brill Rodopi, p. 48–89.
- Bodi, Leslie : Tauwetter in Wien zur Prosa der österreichischen Aufklärung : 1781-1795, Vienne, etc. : Böhlau 1995.
Auteur
Norbert Bachleitner
Traduit de l’allemand par Irène Cagneau
Mise en ligne : 02/09/2025