Fêtes du centenaire de Beethoven à Vienne en 1927


Organisée conjointement par la ville de Vienne et la fédération autrichienne, la commémoration du centenaire de Beethoven du 26 au 31 mars 1927 est un événement de portée internationale, qui joue un rôle important dans les relations culturelles et musicales franco-autrichiennes.
L'événement
L’organisateur en chef des festivités, le musicologue Guido Adler, met un point d’honneur à ce que les participants aux différentes manifestations en mémoire de Beethoven – hommage solennel dans la grande salle du Musikverein, série de concerts et congrès de musicologie – représentent les nations dans leur diversité. Après un siècle de réception nationaliste du compositeur, il s’agit dorénavant de mettre en scène l’universalité de sa musique.


La France se montre particulièrement impliquée dans le projet universaliste viennois. La préparation des fêtes du centenaire à Vienne est suivie au sommet de l’État : plus d’un an avant l’événement, des listes de personnalités du monde culturel et artistique circulent au sein du ministère des Affaires étrangères afin de constituer la délégation qui assistera aux festivités. Même si elle n’est finalement composée que de cinq membres, cette délégation demeure la plus nombreuse devant les délégations allemande et américaine, toutes deux composées de trois membres. Sont dépêchés à Vienne au nom de la France : Édouard Herriot[1], alors ministre de l’Éducation nationale, qui publiera en 1929 une très populaire Vie de Beethoven, Henri Rabaud[2], alors directeur du Conservatoire de Paris, ainsi que les musicologues Jean Chantavoine[3], Julien Tiersot[4] et Jacques-Gabriel Prod’homme[5], tous trois auteurs de publications sur la vie et l’œuvre de Beethoven.
L’intérêt de la France pour le compositeur, en qui Vienne célèbre en 1927 un symbole de paix, est encore perceptible par la publication de plusieurs articles de personnalités politiques dans la presse autrichienne. Le ministre des Affaires étrangères et prix Nobel de la paix Aristide Briand[6] fait ainsi le vœu de voir les peuples fraterniser sous le signe de Beethoven dans la Neue Freie Presse du 26 mars 1927. Il est suivi par Herriot, qui manifeste à différentes occasions son espoir de voir « l’humanité réconciliée[7] » réunie autour de la personnalité du compositeur.
Le discours universaliste est repris à un autre niveau par les musicologues de la délégation française, qui participent également au congrès international de musicologie organisé parallèlement aux festivités. Ils jouent un rôle clé au moment de créer une des structures qui constitue jusqu’à aujourd’hui un héritage durable du centenaire de 1927 : lors de la séance de clôture, le musicologue Henry Prunières[8], appuyé par Tiersot, propose la création d’une Société internationale de musicologie (SIM) afin de soutenir l’internationalisation de la recherche dans cette discipline. Le projet est adopté par l’assemblée et Adler nommé président du comité d’organisation de cette nouvelle association.
L’influence française lors des festivités viennoises est également sensible dans le choix de l’un des principaux orateurs, dont la participation était essentielle aux yeux d’Adler : Romain Rolland, auteur d’une Vie de Beethoven (1903) devenue véritable best-seller international, mais aussi symbole du pacifisme dans l’entre-deux-guerres. Malgré sa réticence à l’égard des instrumentalisations politiques du compositeur, Rolland se laisse convaincre de participer à la commémoration et prononce en français un discours annoncé sous le titre An Beethoven. Dankgesang lors d’une séance extraordinaire du congrès de musicologie. Ce discours, suivi et ovationné par un public nombreux, publié dans le rapport officiel sur le centenaire, diffusé via la presse et repris jusque dans les universités populaires autrichiennes, fait de Beethoven un compositeur certes universel, mais surtout universellement populaire : la musique doit pour Rolland être l’affaire non d’une élite, mais du peuple. Même s’il ne va pas directement à l’encontre du projet universaliste viennois, Rolland remet tout de même en question ses fondements. La dissonance avec la position officielle de la France est patente. Alors que son nom apparaît dans une des listes du ministère des Affaires étrangères évoquées plus haut, Rolland ne fait finalement pas partie de la délégation française ; dans le rapport officiel sur le centenaire, il est cité comme visiteur à titre personnel, avec mention de son domicile à Villeneuve, en Suisse. Contrairement à l’allocution d’Herriot, son discours n’est que rarement cité dans la presse française. Le seul média qui publie le texte en intégralité est La Revue musicale, fondée par son élève Henry Prunières.
Les fêtes viennoises en hommage à Beethoven sont très suivies en France, où les médias se font l’écho des préparatifs et du déroulement des festivités et diffusent de nombreuses photographies de l’événement. Même si le compositeur est extrêmement apprécié à l’époque de la Troisième République, cet engouement pour la commémoration viennoise n’a rien d’évident. Avant son départ pour l’Autriche, Herriot diffuse dans les journaux un texte intitulé Pourquoi je vais à Vienne présenter l’hommage officiel de la France à Beethoven, dont le titre montre déjà la nécessité de justifier une telle démarche. Jusqu’alors, la réception française du musicien reposait sur une stratégie d’appropriation : l’emploi fréquent de qualificatifs comme « humaniste » ou « universel » avaient pour fonction de « dégermaniser » le compositeur afin de mieux pouvoir le « franciser[9] » en évoquant toutes les anecdotes et éléments musicaux qui font de lui un parfait « grand homme ». C’est exactement cette stratégie qu’Herriot reprend lorsqu’il brosse dans la presse le portrait d’un Beethoven français de cœur et d’esprit.
Les très nombreux articles de presse sur les festivités viennoises vont cependant contribuer à infléchir le discours français sur Beethoven. Dans leurs comptes rendus circonstanciés de la commémoration et des concerts, les musicologues membres de la délégation française, mais aussi d’autres visiteurs français évoquent une ville pétrie de la tradition beethovénienne, où l’excellence musicale n’a d’égale que la magnificence des lieux. En plus de leurs notices presque quotidiennes dans Comœdia ou Le Ménestrel, Chantavoine, Prod’homme et Prunières publient de longs articles sur les festivités dans des revues généralistes ou spécialisées. L’écrivain Jules Romains, qui assiste aux festivités à titre personnel, envoie à L’Illustration ses impressions de ce qu’il qualifie de grande « fête européenne ». Même Rolland, peu avare en critiques vis-à-vis de l’organisation, se doit de louer, dans son compte rendu pour la revue Europe, « le ton de fraternité européenne » qui a régné à Vienne. Si les jugements des différents auteurs ne sont pas toujours unanimes, ces nombreux articles contribuent à diffuser au sein de la société française le message universaliste et pacifiste qui se trouve au cœur de la commémoration viennoise.
Les commémorations du centenaire de Beethoven en France témoignent de l’influence du paradigme universaliste forgé à Vienne. Si le réflexe d’appropriation nationaliste est toujours présent dans les publications sur le compositeur, on peut noter néanmoins un infléchissement du discours commémoratif : lorsque Beethoven est qualifié de compositeur humaniste, il ne s’agit plus d’une stratégie de « dégermanisation », mais bien d’une manière de souligner la portée universelle de son œuvre et des idées qu’il représente ; l’idée que sa musique véhicule un message pacifiste devient par ailleurs un des principaux arguments en faveur de l’édification d’un monument à Beethoven au bois de Vincennes, projet qui remontait au début du XXe siècle, mais qui avait été abandonné depuis 1914.
Références et liens externes
- ↑ https://www.academie-francaise.fr/les-immortels/edouard-herriot
- ↑ https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb13898759b
- ↑ https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb123741192
- ↑ https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb124056271
- ↑ https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb11920680d
- ↑ https://www.nobelprize.org/prizes/peace/1926/briand/biographical/
- ↑ Adler 1927, 50
- ↑ https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb12536166k
- ↑ Gaboriaud 2019
Bibliographie
Littérature primaire
- Adler, Guido (dir.) : Beethoven-Zentenarfeier. Festbericht. Vienne : Otto Maass‘ Söhne 1927.
- Adler, Guido (dir.) : Beethoven-Zentenarfeier. Internationaler musikhistorischer Kongress. Vienne : Universal Edition 1927.
Littérature secondaire
- Buch, Esteban : La Neuvième de Beethoven : une histoire politique. Paris : Gallimard 1999.
- Eder, Gabriele Johanna : Wiener Musikfeste zwischen 1918 und 1938. Ein Beitrag zur Vergangenheitsbewältigung. Vienne : Geyer 1991, p. 114-154.
- Gaboriaud, Marie : Die Republik und der Deutsche. Wie Beethoven zum französischen Klassiker wurde. In : Paula Wojcik, Stefan Matuschek, Sophie Picard, Monika Wolting (dir.) : Klassik als kulturelle Praxis. Funktional, intermedial, transkulturell. Berlin : De Gruyter 2019, p. 281-294.
- Picard, Sophie : Klassikerfeiern. Permanenz und Polyfunktionalität Beethovens, Goethes und Victor Hugos im 20. Jahrhundert. Bielefeld : transcript 2022, p. 86-152.
- Picard, Sophie : Les commémorations du centenaire de 1927 à Vienne. Beethoven l’Universel vs. Beethoven l’Autrichien. In : Austriaca 93/2021, p. 131-149.
Auteur
Autrice de la notice : Sophie Picard
Mise en ligne : 04/09/2024