Lilly von Sauter

Née Juliane Pleschner, historienne de l’art de formation, Lilly (von) Sauter a accompli entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et sa mort en 1972 un travail considérable en faveur des échanges culturels franco-autrichiens : organisatrice d’expositions, conférencière, journaliste, productrice à la radio, conseillère littéraire, traductrice, poétesse et écrivaine, elle a été une figure aussi discrète qu’incontournable de la vie culturelle au Tyrol (et au-delà en Autriche et en Allemagne) après la Seconde Guerre mondiale.
Formation
Née dans une famille de la bourgeoisie viennoise – son père, Hans Gallus Pleschner, a été un professeur de médecine de renom et un de ses oncles du côté maternel, Alfred Grünberger[1], ambassadeur d’Autriche en France –, Juliane Pleschner fait des études d’histoire de l’art et d’archéologie à l’Université de Vienne. Après des séjours d’études à Londres, Rome, Ratisbonne et Paris, elle soutient sa thèse en 1936, sous la direction de Julius von Schlosser (1866-1938), sur les tapisseries de la Scuola Nova et les successeurs de Raphaël. La même année, elle épouse l’ingénieur Heinz von Sauter-Riedenegg (1910-1988) et déménage à Berlin. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la famille s’installe définitivement au Tyrol, à Seefeld et à Innsbruck.
Dès son plus jeune âge, Lilly Sauter-Pleschner s’intéresse à la culture française et passe, après le baccalauréat et avant de s’inscrire à l’Université de Vienne, l’examen d’accès à l’université française. En 1932, elle séjourne plusieurs semaines à Paris où elle fait (grâce à son oncle) la connaissance d’Oskar Kokoschka et s’initie à la peinture de la « modernité classique ». Lors de ses études, elle noue une amitié durable avec le célèbre historien de l’art Ernst Gombrich (1909-2001).
Après la guerre, l’Autriche est occupée par les Alliés et l’ouest du pays, le Tyrol et le Vorarlberg, se trouve sous occupation française. La France, économiquement et politiquement moins forte que les autres Alliés, mise sur un intense travail culturel. C’est à ce moment-là que Lilly Sauter se lance dans la médiation culturelle à plusieurs niveaux : responsable du feuilleton et des pages culturelles des Tiroler Nachrichten (le deuxième quotidien local après la Tiroler Tageszeitung), elle écrit aussi pour les Salzburger Nachrichten et pour l’hebdomadaire « chrétien » Die Furche. Elle travaille également pour la radio autrichienne (ORF – Studio Tirol).
La médiatrice culturelle
Le rôle de médiatrice de Lilly Sauter commence dès 1946, quand elle rend compte, dans les colonnes des TN, des premières expositions à l’Institut français d’Innsbruck de manière enthousiaste et néanmoins objective. Sa formation (d’historienne de l’art) l’a sans doute incitée à quitter bientôt son poste de rédactrice, pour devenir, entre 1950 et 1958, l’assistante de Maurice Besset à la direction de l’Institut et la cheville ouvrière de toute une série d’expositions consacrées à l’art français contemporain et notamment aux représentants de la Klassische Moderne et d’autres manifestations culturelles.
En tant que critique d’art, Sauter relate les difficultés que pose la volonté de faire connaître l’art français contemporain au public coupé depuis des années de l’évolution artistique : l’exposition « Chefs-d’œuvre du Musée d’art Moderne de Paris », avec des œuvres de Matisse, Bonnard[2], Dufy[3] et Léger[4], qui inaugure en juillet 1946 les activités de l’Institut français d’Innsbruck, en est un bon exemple : alors que la presse locale exprime majoritairement des avis réservés, voire hostiles vis-à-vis de cet art « nouveau », Sauter, développant un sens pédagogique certain, tente de faire comprendre cet art grâce à des informations sur le contexte de création et sur son évolution. Il en va de même pour l’exposition « Wotruba – Léger – Matisse – Rouault » en mai 1950 : c’est à l’occasion de la présentation de livres d’art des éditions du magazine Verve[5], que l’Institut français montre 51 lithographies de ces trois artistes français, complétées par des œuvres du sculpteur autrichien Fritz Wotruba. Cette exposition fait beaucoup de bruit à Innsbruck : le Tiroler Tageszeitung du 9 mai 1950 parle de « dessins de fous », l’église (catholique) met en garde contre la visite de l’exposition et le directeur de l’Institut (Maurice Besset) est accusé d’atteinte à la moralité de la jeunesse. Dans son article des Tiroler Nachrichten du 13 mai 1950, Sauter procède à nouveau à un travail d’information et de sensibilisation, ce qu’elle a d’ailleurs déjà fait trois ans auparavant en défendant le peintre autrichien Max Weiler (1910-2001) contre les attaques dont ont fait l’objet ses fresques de la Theresien-Kirche à la Hungerburg (un quartier d’Innsbruck)[6].
Il semble bien que ses articles fondés et très ouverts à la peinture française soient l’une des raisons qui lui ont valu la nomination comme assistante du directeur de l’Institut français. Dans cette fonction, elle détecte et soutient les jeunes talents autrichiens, en leur donnant la possibilité d’exposer leurs travaux, p. ex., en 1952, les œuvres que Franz Lettner a peintes pendant son voyage en Tunisie, ou en leur offrant des bourses et des voyages d’études. L’un des résultats de cette activité est l’exposition Reiseeindrücke Tiroler Künstler in Frankreich (« Impressions de voyage d’artistes tyroliens en France ») qui montre en novembre 1957 des œuvres de Fritz Berger, Wilfried Kirschl, Eduard Klell, Franz Krautgasser, Friedbert Scharfetter, Franz Schunbach, Anton Tiefenthaler et Max Weiler. Par ailleurs, Sauter les soutient par ses articles dans la presse quotidienne et des contributions à des catalogues d’exposition dont la clarté et la dimension pédagogique facilitent l’accès aux œuvres de ces artistes.
Quittant l’Institut français, Sauter prend en charge, en 1961, le secrétariat de l’exposition internationale Europäische Kunst um 1400 au Kunsthistorisches Museum de Vienne ; en 1962, elle est nommée conservatrice des collections d’art du château d’Ambras à Innsbruck : elle redécouvre alors la « Kunst- und Wunderkammer » (le « Cabinet d’art et de merveilles ») de l’archiduc Ferdinand II (1529-1595), qu’elle fait restaurer et réinstaller (c’est aujourd’hui le seul « cabinet » de la Renaissance conservé sur son site d’origine et un témoignage historique incomparable) et elle crée, en 1963, avec Otto Ulf les Ambraser Schlosskonzerte dédiés à la musique baroque. En 1964, Sauter collabore à Paris à l’exposition Vienne à Versailles. Pour ses activités dans le domaine des échanges franco-autrichiens, elle est distinguée par l’ordre des Arts et des Lettres.
La traductrice
Dans le travail d’intermédiaire entre les cultures, les traductions ont une place importante. Ainsi, Lilly Sauter traduit, entre 1946 et 1971, une trentaine de livres et un grand nombre d’articles du français et de l’anglais. Parmi les auteurs qu’elle rend accessibles au public germanophone, on trouve, outre Balzac dont elle a retraduit dès 1947 Der Landarzt (Le Médecin de campagne, 1833), Louis Aragon, Paul Claudel, Romain Gary, André Gide, Joseph Kessel, François Mauriac, Charles Péguy et Jacques Prévert ; elle traduit aussi des essais, dont deux livres de la collection des « ro-ro-ro Monographien » (chez Rowohlt), l’un consacré à Jean-Paul Sartre (1955), l’autre à Antoine de Saint-Exupéry (1956), ainsi que l’autobiographie de Le Corbusier et la monographie que Maurice Besset lui a consacrée (Wer war Le Corbusier ?, Genf, 1968 [Qui était Le Corbusier ?, Genève, Paris, 1968]). Sans développer une théorie propre de la traduction, elle pose, à l’occasion du au 5e Congrès international des écrivains germanophones en octobre 1959 à Meran(o), la question suivante : « Peut-on encore traduire seul ? » (c’est le titre de sa communication). Elle y évoque d’abord les contraintes éditoriales qui font que les décisions économiques prennent le dessus sur les questions esthétiques, se dit favorable aux traductions « à plusieurs mains » et traite du bon équilibre entre la fidélité envers l’original et le risque d’une « violation » de la langue cible. Dans sa pratique de traductrice, elle a toujours veillé à ne pas traduire seulement le contenu (le « Was »), mais aussi la forme (le « Wie »), le style intrinsèque de l’original.
La plupart des livres traduits pas Sauter sont publiés chez des éditeurs allemands (seulement quelques-uns dans des maisons d’édition autrichiennes), pour lesquels elle travaille aussi comme lectrice et conseillère littéraire (p. ex. pour les éditeurs munichois Piper et Desch). Si son travail de traductrice a néanmoins son importance pour la réception proprement autrichienne d’œuvres de la littérature française, c’est grâce à l’accompagnement médiatique qu’elle assure à ces auteurs en Autriche à travers des séances de lecture, des conférences, des émissions de radio, etc., comme, par exemple, les émissions sur François Mauriac (1968) et André Gide (1969 et 1971), la lecture « scénique » de sa traduction du roman Die Wurzeln des Himmels (Les Racines du ciel) de Romain Gary en 1958 à l’Institut français, ou encore les manifestations organisées à Bregenz autour de la mise en scène de la pièce de François Mauriac Keiner wird genug geliebt (Les Mal aimés, 1945) par le Theater für Vorarlberg.
Les premières traductions de Lilly Sauter, à savoir des textes de Louis Aragon et du résistant François Vernet, ont été publiées dans la revue Wort und Tat créée en 1946. Avec Marc Bourgeois, l’un des responsables culturels des forces d’occupation, elle figure comme co-éditrice des trois premiers numéros de cette revue à caractère international et interdisciplinaire financée par l’occupant. Ces trois numéros portent comme lieux de parution : « Innsbruck, Wien, Paris », à partir du numéro 4 Innsbruck est remplacé par Mainz, la revue s’arrête avec son 10e numéro.
Son œuvre littéraire
Outre ces activités dans le domaine de la médiation culturelle entre l’Autriche et la France, on ne saurait oublier l’œuvre littéraire de Lilly Sauter. Elle comprend de la poésie lyrique, dont de nombreux « poèmes d’art » inspirés par ses séjours parisiens et par son intérêt pour la peinture française, des œuvres en prose (récits et nouvelles), ainsi que le roman Ruhe auf der Flucht (1951) qui raconte, sur un arrière-plan biblique, le destin d’une famille de réfugiés au Tyrol dans l’immédiat après-guerre, reprenant une citation de La Guerre de Troie n’aura pas lieu (1935) de Jean Giraudoux : « Une minute de paix, c’est bon à prendre » ; la nouvelle Mondfinsternis (1957) mérite une mention spéciale : marquée par l’intérêt de l’auteure pour la peinture, elle traite de la place de l’intimité de l’artiste dans la création et peut être lue comme un hommage à Georges Braque, le protagoniste, un peintre fictif, s’appelant Georg Prack[7].
À cela s’ajoutent de nombreuses adaptations radiophoniques, entre autres de textes de Bernanos, Gary, Gide, Paul Guimard, Malraux et Mauriac, comme de ses propres œuvres. Mais ce sont surtout les poèmes d’art et ses travaux de critique d’art qui reflètent le mieux la pensée de l’écrivaine : Picasso, Braque et Léger ont exercé une forte influence sur sa poésie, tout comme le traitement de thèmes religieux par Alfred Manessier et Georges Rouault a laissé des traces dans son œuvre.
Références et liens externes
- ↑ https://www.deutsche-biographie.de/pnd133436551.html?language=en
- ↑ https://www.museebonnard.fr/index.php/fr/musee/pierre-bonnard
- ↑ https://data.bnf.fr/fr/ark:/12148/cb12223382x
- ↑ https://www.fernand-leger.de/
- ↑ https://portal.dnb.de/opac.htm?method=simpleSearch&cqlMode=true&query=nid%3D4431962-9
- ↑ Tiroler Nachrichten, 13 décembre 1947
- ↑ Zankl 2010, 395
Bibliographie
Oeuvres de Lilly Sauter :
- Im Spiegel des Herzens. Gedichte, Innsbruck : Österreichische Verlagsanstalt 1948.
- Ruhe auf der Flucht. Innsbruck : Österreichische Verlagsanstalt 1951.
- Mondfinsternis. Novelle. Gütersloh : Bertelsmann 1957.
- Zum Himmel wächst das Feld. Gedichte. Innsbruck : Wort und Welt 1973.
- Die blauen Disteln der Kunst. Gedichte und Prosa. Dir. Walter Methlagl et Karl Zieger. Innsbruck : Haymon-Verlag 1993.
- Mondfinsternis. Ausgewählte Werke. Dir. Karl Zieger et Walter Methlagl avec la collaboration de Verena Zankl et Christine Riccabona. Innsbruck : Haymon-Verlag 2013.
Littérature secondaire :
- « Dossier Lilly Sauter », Mitteilungen aus dem Brenner-Archiv, n°32, 2013, p. 23-79.
- Riccabona, Christine : Lilly von Sauter (1913–1972). Schriftstellerin und Vermittlerin zwischen Menschen, Sprachen und Kulturen. In : Mitteilungen aus dem Brenner-Archiv, n°24–25, 2005–06, p. 197–211.
- Terrasse, Jean-Marc et Barbara Porpaczy, Das Institut Français ist 50 Jahre alt. L’Institut Français d’Innsbruck : 50 Jahre gemeinsame Arbeit. Innsbruck : Französisches Kulturinstitut 1997.
- Zankl, Verena : « Im Mittelpunkt eines magischen Kreises ». Die Kunst- und Literaturvermittlerin Lilly Sauter (1913–1972) und ihre Rolle im französisch-österreichischen Kulturtransfer nach 1945. In : Sandra Unterweger et al. (dir.): Bonjour Autriche. Literatur und Kunst in Tirol und Vorarlberg 1945–1955. Innsbruck, Vienne, Bozen 2010 (= Edition Brenner-Forum 5), p. 371–403.
- Zieger, Karl : La (re)découverte de la culture française en Autriche après la Seconde Guerre mondiale. Lilly Sauter : traductrice, conseillère littéraire. In : Rezeption und Kulturtransfer / Réception et transferts culturels. Dir. Carolin Fischer et al., Tübingen : Stauffenburg-Verlag, « Colloquium » 2021 (Konzepte der Rezeption, Band 3) , p. 61-74.
- Zieger, Karl : Lilly Sauter, première traductrice de Romain Gary en allemand. In : Romain Gary ou le roman total, Yves Baudelle et Julien Roumette (dir.), La Revue des lettres modernes, 2023-5, p. 149-161.
Auteur
Karl Zieger
Mise en ligne : 02/09/2025