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L’une des contributions majeures de Jacques Bouveresse aura été, à partir du début des années 1970, l’introduction de Wittgenstein en France, où il était jusque-là pratiquement inconnu. Les travaux qu’il lui a consacrés<ref>Bouveresse 1971, 1973, 1976, 1987, 2022</ref> en analysent les principaux thèmes, qu’il s’agisse de la question de la signification et de la possibilité d’un langage privé, de savoir ce que signifie « suivre une règle », de la question du sens et du non-sens, de l’anti-platonisme de Wittgenstein en philosophie des mathématiques ou encore de son traitement des questions éthiques, religieuses et esthétiques. Loin toutefois d’être un historien de la philosophie, simple commentateur de Wittgenstein, Bouveresse développe, en sa compagnie pourrait-on dire, une réflexion originale sur le langage qui récuse le « mythe de la signification », un réalisme sans métaphysique, plus proche du second Wittgenstein que du premier, et une critique de la philosophie, dont « la parole malheureuse », selon le titre de son premier livre<ref>Bouveresse 1971</ref>, échoue à dire quelque chose et n’arrive pas à dire ce qu’elle croit dire. | L’une des contributions majeures de Jacques Bouveresse aura été, à partir du début des années 1970, l’introduction de Wittgenstein en France, où il était jusque-là pratiquement inconnu. Les travaux qu’il lui a consacrés<ref>Bouveresse 1971, 1973, 1976, 1987, 2022</ref> en analysent les principaux thèmes, qu’il s’agisse de la question de la signification et de la possibilité d’un langage privé, de savoir ce que signifie « suivre une règle », de la question du sens et du non-sens, de l’anti-platonisme de Wittgenstein en philosophie des mathématiques ou encore de son traitement des questions éthiques, religieuses et esthétiques. Loin toutefois d’être un historien de la philosophie, simple commentateur de Wittgenstein, Bouveresse développe, en sa compagnie pourrait-on dire, une réflexion originale sur le langage qui récuse le « mythe de la signification », un réalisme sans métaphysique, plus proche du second Wittgenstein que du premier, et une critique de la philosophie, dont « la parole malheureuse », selon le titre de son premier livre<ref>Bouveresse 1971</ref>, échoue à dire quelque chose et n’arrive pas à dire ce qu’elle croit dire. | ||
Mais, s’il est un auteur dont Jacques Bouveresse se sent particulièrement proche, c’est Robert Musil, « l’un des rares auteurs qui [lui] donnent l’impression d’être toujours parfaitement honnêtes<ref>Bouveresse 1998, p. 29</ref> ». La manière dont il s’est appliqué à lire Musil, c’est-à-dire comme un « authentique philosophe<ref>Bouveresse 2001, p. 13</ref> », laquelle n’a guère d’équivalent dans la littérature qui lui a été consacrée – y compris dans le monde germanophone –, est l’une de ses grandes originalités. Cette lecture est étroitement liée à sa propre conception du travail philosophique. Bouveresse estime en effet que si la qualité de philosophe n’a été que rarement reconnue à Musil, c’est parce qu’il lui manque la chose principale à laquelle les philosophes reconnaissent habituellement l’un des leurs, à savoir un système ou une Weltanschauung. Or Bouveresse, chez qui on chercherait en vain des thèses ou un système, partage précisément la méfiance de Musil à l’égard des grandes constructions systématiques et refuse ce qu’il appelle la conception « héroïque » de la philosophie, selon laquelle celle-ci serait censée accomplir des exploits herculéens. Et il avoue se reconnaître, en revanche, dans l’ironie de l’auteur de ''Der Mann ohne Eigenschaften'' à l’égard des prétentions de la philosophie, dans son goût de la précision et des « petits pas », sa méfiance à l’égard des solutions extrêmes ou de ce qu’il appelle « les grandes envolées de l’esprit nouveau ». | Mais, s’il est un auteur dont Jacques Bouveresse se sent particulièrement proche, c’est [[Robert Musil]], « l’un des rares auteurs qui [lui] donnent l’impression d’être toujours parfaitement honnêtes<ref>Bouveresse 1998, p. 29</ref> ». La manière dont il s’est appliqué à lire Musil, c’est-à-dire comme un « authentique philosophe<ref>Bouveresse 2001, p. 13</ref> », laquelle n’a guère d’équivalent dans la littérature qui lui a été consacrée – y compris dans le monde germanophone –, est l’une de ses grandes originalités. Cette lecture est étroitement liée à sa propre conception du travail philosophique. Bouveresse estime en effet que si la qualité de philosophe n’a été que rarement reconnue à Musil, c’est parce qu’il lui manque la chose principale à laquelle les philosophes reconnaissent habituellement l’un des leurs, à savoir un système ou une ''Weltanschauung''. Or Bouveresse, chez qui on chercherait en vain des thèses ou un système, partage précisément la méfiance de Musil à l’égard des grandes constructions systématiques et refuse ce qu’il appelle la conception « héroïque » de la philosophie, selon laquelle celle-ci serait censée accomplir des exploits herculéens. Et il avoue se reconnaître, en revanche, dans l’ironie de l’auteur de ''Der Mann ohne Eigenschaften'' à l’égard des prétentions de la philosophie, dans son goût de la précision et des « petits pas », sa méfiance à l’égard des solutions extrêmes ou de ce qu’il appelle « les grandes envolées de l’esprit nouveau ». | ||
Avec Karl Kraus enfin, auquel il a consacré plusieurs livres<ref>Bouveresse 2001, 2007</ref>, Jacques Bouveresse partage le combat pour la moralisation de la presse, contre la corruption de la vie intellectuelle, la manipulation par le discours et l’opportunisme des journalistes. On trouve un écho de la veine polémique et satirique de Kraus dans les textes que Bouveresse a lui-même dirigés contre les modes intellectuelles, la démagogie du journalisme philosophique et contre ce qu’il nommait le « culot » de l’''intelligentsia'' parisienne, qui se croit obligée d’avoir une opinion sur tout, y compris sur ce dont elle n’a qu’une connaissance superficielle<ref>Stieg 2024</ref>. | Avec [[Karl Kraus]] enfin, auquel il a consacré plusieurs livres<ref>Bouveresse 2001, 2007</ref>, Jacques Bouveresse partage le combat pour la moralisation de la presse, contre la corruption de la vie intellectuelle, la manipulation par le discours et l’opportunisme des journalistes. On trouve un écho de la veine polémique et satirique de Kraus dans les textes que Bouveresse a lui-même dirigés contre les modes intellectuelles, la démagogie du journalisme philosophique et contre ce qu’il nommait le « culot » de l’''intelligentsia'' parisienne, qui se croit obligée d’avoir une opinion sur tout, y compris sur ce dont elle n’a qu’une connaissance superficielle<ref>Stieg 2024</ref>. | ||
La contribution de Jacques Bouveresse aux études autrichiennes en France est aussi inestimable qu’originale. La lecture de Wittgenstein, de Musil ou de Karl Kraus par le « plus autrichien des philosophes français<ref>Weinmann 2024</ref> » est à l’image de son exigence de rigueur, de son rationalisme de combat, ironique et satirique, et de sa défense de la précision, de l’exactitude et de l’honnêteté intellectuelle. | La contribution de Jacques Bouveresse aux études autrichiennes en France est aussi inestimable qu’originale. La lecture de [[Ludwig Wittgenstein|Wittgenstein]], de [[Robert Musil|Musil]] ou de [[Karl Kraus]] par le « plus autrichien des philosophes français<ref>Weinmann 2024</ref> » est à l’image de son exigence de rigueur, de son rationalisme de combat, ironique et satirique, et de sa défense de la précision, de l’exactitude et de l’honnêteté intellectuelle. | ||
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Dernière version du 14 janvier 2025 à 14:15

Le philosophe Jacques Bouveresse (*20 août 1940 à Épenoy (Doubs), † 9 mai 2021 à Paris) a joué un rôle essentiel – tant par son enseignement que par ses écrits (dont ceux consacrés à Wittgenstein, à Musil et à Karl Kraus) – dans la découverte en France d’une tradition philosophique spécifiquement autrichienne.
Biographie
Jacques Bouveresse est né en 1940 dans un petit village proche de Besançon et de la frontière suisse, où il a passé toute son enfance. Élève de l’École normale supérieure, reçu premier à l’agrégation de philosophie, auteur d’une thèse monumentale sur Wittgenstein (Le Mythe de l’intériorité, 1976) qui fera date, il suit avec persévérance et détermination une ligne de pensée personnelle, à l’écart des modes intellectuelles de l’époque. Professeur à la Sorbonne, puis au Collège de France (1995–2010), il meurt en 2020.
Peu connu du grand public, car aux antipodes de la figure de l’intellectuel médiatique, Jacques Bouveresse a exercé une influence majeure, tant par son enseignement à la Sorbonne puis au Collège de France que par son œuvre (une cinquantaine de livres et plus de cent quatre-vingts articles publiés), sur toute une génération à laquelle il a fait découvrir une tradition philosophique autrichienne jusque-là méconnue et a ainsi contribué à introduire et diffuser en France des auteurs que la plupart des philosophes français rejetaient quand ils ne les ignoraient pas tout simplement. Profondément français par son style et son rayonnement intellectuel – et du reste pratiquement inconnu en Autriche[1] –, Jacques Bouveresse l’est, en revanche, fort peu par ses sources d’inspiration, qu’elles soient littéraires, scientifiques ou philosophiques. La plupart des auteurs auxquels il s’est intéressé et qui ont nourri sa réflexion sont en effet des philosophes et des écrivains de langue allemande, lesquels appartiennent à une tout autre tradition, essentiellement autrichienne, que celle à laquelle on a longtemps identifié, en France, la philosophie allemande. Cette « philosophie autrichienne » – expression qu’il a lui-même introduite en français – que Bouveresse a contribué à tirer de l’oubli et avec laquelle son propre style philosophique a de nombreuses affinités se caractérise, à ses yeux, par un intérêt marqué pour la logique, le souci de la précision et le refus de l’emphase rhétorique, un engagement résolu en faveur du réalisme, ainsi que le souci de rapprocher la méthode de la philosophie de celle des sciences de la nature, dont témoignent ces grands savants-philosophes autrichiens que sont Ludwig Boltzmann[2] (1844–1906) ou Ernst Mach[3] (1838–1916), dont Bouveresse estime qu’ils sont souvent, sur les questions dont ils traitent, les meilleurs des philosophes.
Jacques Bouveresse s’est également très tôt intéressé au Cercle de Vienne[4] et n’a cessé de contribuer à réhabiliter une école, qu’il estimait injustement méprisée en France, et à en faire connaître les travaux, notamment ceux de Rudolf Carnap[5], dont il est le plus proche.
L’une des contributions majeures de Jacques Bouveresse aura été, à partir du début des années 1970, l’introduction de Wittgenstein en France, où il était jusque-là pratiquement inconnu. Les travaux qu’il lui a consacrés[6] en analysent les principaux thèmes, qu’il s’agisse de la question de la signification et de la possibilité d’un langage privé, de savoir ce que signifie « suivre une règle », de la question du sens et du non-sens, de l’anti-platonisme de Wittgenstein en philosophie des mathématiques ou encore de son traitement des questions éthiques, religieuses et esthétiques. Loin toutefois d’être un historien de la philosophie, simple commentateur de Wittgenstein, Bouveresse développe, en sa compagnie pourrait-on dire, une réflexion originale sur le langage qui récuse le « mythe de la signification », un réalisme sans métaphysique, plus proche du second Wittgenstein que du premier, et une critique de la philosophie, dont « la parole malheureuse », selon le titre de son premier livre[7], échoue à dire quelque chose et n’arrive pas à dire ce qu’elle croit dire.
Mais, s’il est un auteur dont Jacques Bouveresse se sent particulièrement proche, c’est Robert Musil, « l’un des rares auteurs qui [lui] donnent l’impression d’être toujours parfaitement honnêtes[8] ». La manière dont il s’est appliqué à lire Musil, c’est-à-dire comme un « authentique philosophe[9] », laquelle n’a guère d’équivalent dans la littérature qui lui a été consacrée – y compris dans le monde germanophone –, est l’une de ses grandes originalités. Cette lecture est étroitement liée à sa propre conception du travail philosophique. Bouveresse estime en effet que si la qualité de philosophe n’a été que rarement reconnue à Musil, c’est parce qu’il lui manque la chose principale à laquelle les philosophes reconnaissent habituellement l’un des leurs, à savoir un système ou une Weltanschauung. Or Bouveresse, chez qui on chercherait en vain des thèses ou un système, partage précisément la méfiance de Musil à l’égard des grandes constructions systématiques et refuse ce qu’il appelle la conception « héroïque » de la philosophie, selon laquelle celle-ci serait censée accomplir des exploits herculéens. Et il avoue se reconnaître, en revanche, dans l’ironie de l’auteur de Der Mann ohne Eigenschaften à l’égard des prétentions de la philosophie, dans son goût de la précision et des « petits pas », sa méfiance à l’égard des solutions extrêmes ou de ce qu’il appelle « les grandes envolées de l’esprit nouveau ».
Avec Karl Kraus enfin, auquel il a consacré plusieurs livres[10], Jacques Bouveresse partage le combat pour la moralisation de la presse, contre la corruption de la vie intellectuelle, la manipulation par le discours et l’opportunisme des journalistes. On trouve un écho de la veine polémique et satirique de Kraus dans les textes que Bouveresse a lui-même dirigés contre les modes intellectuelles, la démagogie du journalisme philosophique et contre ce qu’il nommait le « culot » de l’intelligentsia parisienne, qui se croit obligée d’avoir une opinion sur tout, y compris sur ce dont elle n’a qu’une connaissance superficielle[11].
La contribution de Jacques Bouveresse aux études autrichiennes en France est aussi inestimable qu’originale. La lecture de Wittgenstein, de Musil ou de Karl Kraus par le « plus autrichien des philosophes français[12] » est à l’image de son exigence de rigueur, de son rationalisme de combat, ironique et satirique, et de sa défense de la précision, de l’exactitude et de l’honnêteté intellectuelle.
Références et liens externes
- ↑ Weinmann 2024
- ↑ https://www.universalis.fr/encyclopedie/ludwig-boltzmann/
- ↑ https://www.universalis.fr/encyclopedie/ernst-mach/
- ↑ Wagner 2024
- ↑ https://www.geschichtewiki.wien.gv.at/Rudolf_Carnap
- ↑ Bouveresse 1971, 1973, 1976, 1987, 2022
- ↑ Bouveresse 1971
- ↑ Bouveresse 1998, p. 29
- ↑ Bouveresse 2001, p. 13
- ↑ Bouveresse 2001, 2007
- ↑ Stieg 2024
- ↑ Weinmann 2024
Bibliographie
Littérature primaire
- Bouveresse, Jacques: La Parole malheureuse. Paris : Minuit 1971.
- Bouveresse, Jacques: Wittgenstein : la rime et la raison. Science, éthique et esthétique. Paris : Éditions de Minuit 1973.
- Bouveresse, Jacques: Le Mythe de l’intériorité. Expérience, signification et langage privé chez Wittgenstein. Paris : Éditions de Minuit 1976.
- Bouveresse, Jacques: La Force de la règle. Wittgenstein et l’invention de la nécessité. Paris : Éditions de Minuit 1987.
- Bouveresse, Jacques: L’Homme probable. Robert Musil, le hasard, la moyenne et l’escargot de l’Histoire. Combas : L’Éclat 1993.
- Bouveresse, Jacques: Le Philosophe et le réel, Entretiens avec Jean-Jacques Rosat. Paris : Hachette-Littératures 1998.
- Bouveresse, Jacques: La Voix de l’âme et les chemins de l’esprit – Dix études sur Robert Musil. Paris : Seuil 2001.
- Bouveresse, Jacques: Schmock ou le triomphe du journalisme. La grande bataille de Karl Kraus. Paris : Seuil 2001.
- Bouveresse, Jacques: « Infelix Austria. L’Autriche ou Les infortunes de la vertu philosophique » : Essais II, L’époque, la mode, la morale, la satire. Marseille : Agone 2001, p. 115–132.
- Bouveresse, Jacques: « Comment peut-on comprendre une autre tradition » : Essais II, L’époque, la mode, la morale, la satire. Marseille : Agone 2001, p. 133–151.
- Bouveresse, Jacques:S atire et prophétie. Les voix de Karl Kraus. Marseille : Agone 2007.
- Bouveresse, Jacques: Essais VI. Les lumières des positivistes. Marseille : Agone 2011.
- Bouveresse, Jacques: Why I am so very unFrench, and other essays. Paris : Publications du Collège de France 2013.
- Bouveresse, Jacques: Les Premiers jours de l’inhumanité. Karl Kraus et la guerre. Marseille : Hors d’atteinte 2019.
- Bouveresse, Jacques: Les vagues du langage. Le « paradoxe » de Wittgenstein ou comment peut-on suivre une règle ? Paris : Seuil 2022.
- Bouveresse, Jacques: La Passion de l’exactitude. Robert Musil et la philosophie. Marseille : Hors d’atteinte 2024.
Littérature secondaire
- Bonnet, Christian et Weinmann, Ute (études réunies par) : Jacques Bouveresse, « philosophe autrichien » au pays de Descartes. Austriaca 96 (2024).
- Marrou, Élise : « La non-réception de Wittgenstein en France ou les batailles de Jacques Bouveresse ». In : Pascale Gillot et Élise Marrou (dir.) : Wittgenstein en France. Paris : Kimé 2022, p. 87–102.
- Stieg, Gerald : « Jacques Bouveresse, lecteur de Karl Kraus ». In : Austriaca 96 (2024).
- Wagner, Pierre : « Bouveresse et le Cercle de Vienne ». In : Austriaca 96 (2024).
- Weinmann, Ute : « Jacques Bouveresse, “le plus autrichien des philosophes français” dans les pays de langue allemande : histoire d’une non-réception ? ». In : Austriaca 96 (2024).
Auteur
Christian Bonnet
Mise en ligne : 03/10/2024