« Existentialisme en Autriche » : différence entre les versions

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Cette notice propose une analyse de la réception en Autriche de l’écriture, de la pensée et du mode de vie existentialistes développés au sein du cercle parisien entourant Jean-Paul Sartre<ref>https://expositions.bnf.fr/sartre/arret/ind_vie.htm</ref> après la Seconde Guerre mondiale. Elle examine cette réception à travers divers canaux, tels que la presse périodique, le théâtre, les universités, mais aussi en tant que phénomène de mode, expression d’une sous-culture ou encore comme source d’inspiration littéraire et philosophique pour les écrivaines et les écrivains autrichien·ne·s.
 
==Réception en Autriche==
En assignant à l’être humain la pleine responsabilité de son existence et en l’invitant à se concevoir comme un projet constant d’être-soi, l’existentialisme suscite, dans les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale, un écho significatif au-delà des frontières françaises. Ce courant philosophique et littéraire centré autour de la figure de Jean-Paul Sartre (1905-1980) se diffuse auprès du public autrichien par une pluralité de canaux : articles et reportages publiés dans la presse alliée ou indépendante, anthologies, traductions d’œuvres disponibles en librairie, dans les bibliothèques publiques ou les circuits privés de prêt, représentations théâtrales, radio et émissions hebdomadaires, conférences organisées dans des instituts culturels ou des centres de formation pour adultes, cours universitaires et publications scientifiques. L’existentialisme s’impose également comme un phénomène de mode, notamment auprès de la jeunesse et dans les milieux artistiques. La configuration spécifique des rapports de pouvoir durant la période d’occupation (1945-1955) influe sur ces instances de transmission, les autorités françaises exerçant souvent un rôle déterminant dans les différents canaux de diffusion.
 
Alors même que la conception sartrienne de l’être humain comme incarnation de ses propres potentialités entre en résonance avec les aspirations de renouveau de l’après-guerre, plusieurs années s’écoulent avant que les œuvres majeures du philosophe ne soient traduites en allemand – notamment ''La Nausée'' (1938 / ''Der Ekel'', 1949), ''Le Mur'' (1939 / ''Die Mauer'', 1950), ainsi que ses essais de théorie littéraire et ses écrits philosophiques, au premier rang desquels ''L’Être et le Néant'' (1943 / ''Das Sein und das Nichts'', 1952). Il en résulte, d’une part, un décalage entre le développement de la pensée sartrienne – de la phénoménologie à l’existentialisme, puis au marxisme – et la chronologie de sa traduction et de sa réception dans l’espace germanophone ; d’autre part, une première réception fondée principalement sur le texte de conférence ''L’Existentialisme est un humanisme'' (1945), dans une version fortement simplifiée, dont la traduction allemande paraît chez l’éditeur Europa en 1947. En raison des obstacles rencontrés, notamment pour obtenir les droits de traduction et de commercialisation auprès des maisons d’édition ouest-allemandes, la commercialisation étant interdite jusqu’en 1948, le public autrichien n’a d’abord accès qu’à des extraits de textes primaires ainsi qu’à des critiques publiées dans des revues littéraires et culturelles, pour la plupart éphémères et d’orientations diverses, qui se multiplient après 1945.
 
On trouve ainsi des traductions de textes courts existentialistes (de Walter Ruys [Werner Riemerschmid<ref>https://www.gedaechtnisdeslandes.at/personen/action/show/controller/Person/?tx_gdl_person%5Bperson%5D=434</ref>) dans la revue littéraire d’avant-garde ''[[Plan]]'' (1945-1948), tout comme dans la revue culturelle conservatrice ''Der Turm''<ref>https://www.onb.ac.at/oe-literaturzeitschriften/Turm/Turm.htm</ref> (1945-1948, de Josef Ziwutschka), dans laquelle on peut lire en outre des contributions existentialistes centrales de l’écrivain français Gerhard Horst ([Gerhart Hirsch] alias André Gorz<ref>https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb11905453r</ref>, 1923-2007), né à Vienne, et de P. A. Stephano, correspondant établi à Paris. Les médiatrices et médiateurs culturel·le·s jouent un rôle déterminant dans ces transferts, influencés par leurs préférences personnelles. Parmi les périodiques fondés, dirigés ou soutenus par l’occupant français, il convient de mentionner l’''Europäische Rundschau''<ref>https://www.onb.ac.at/oe-literaturzeitschriften/Europaeische_Rundschau/Europaeische_Rundschau.htm</ref>(1946-1949), avec des traductions de Monique von Stratowa et Pierre Seguy (Otto Robert Steinschneider), ainsi que des articles dans l’''Österreichische Rundschau''<ref>https://www.onb.ac.at/oe-literaturzeitschriften/Oesterreichische_Rundschau/Oesterreichische_Rundschau.htm</ref> (1945-1949) et dans ''[[Wort und Tat]]'' (1946-1948).
 
À partir de mars 1947, le bulletin ''Kulturelles'' (rebaptisé ''Geistiges Frankreich'' en 1950), publié chaque semaine par le Service français d’information à Vienne, joue un rôle d’intermédiaire important. Tiré à 200-300 exemplaires, il diffuse auprès de la presse, de la radio, des universités, des associations et des particuliers, tels que des professeurs et des intellectuels, des informations artistiques et scientifiques relatives à la France, devenant ainsi un vecteur privilégié de transmission du savoir. Le rédacteur Armand Jacob<ref>https://data.bnf.fr/11908374/armand_jacob/</ref> s’impose comme une figure clé du transfert culturel franco-autrichien, notamment à travers ses comptes rendus réguliers consacrés au cercle existentialiste élargi. Par sa sélection de textes, il s’écarte en partie de la ligne directrice de la politique culturelle française, laquelle privilégie la diffusion d’une littérature non clivante, centrée sur les classiques de l’époque des Habsbourg et sur une offre française conforme aux orientations officielles. Ces mesures de soutien visent à renforcer à la fois la conscience individuelle d’appartenance nationale et la conscience étatique du pays, explicitement traité comme un ‘pays ami’, afin de prévenir toute velléité future de rattachement à l’Allemagne. Au lieu d’une réflexion sur le passé récent, l’accent est ainsi mis sur la restauration de la grandeur culturelle de l’Autriche, en s’appuyant sur son statut de victime.
 
Cette situation éclaire l’une des particularités les plus marquantes de la réception autrichienne : l’absence de la première étape du transfert, observée par ailleurs dans l’espace germanique, de la pièce ''Les Mouches'' (1943), qui invite les Français à la Résistance. Sa première représentation en Autriche, sous le titre ''Die Fliegen'', au ''Wiener Kammerspiele'' au printemps 1948, passe en grande partie inaperçue, tandis qu’en Allemagne de l’Ouest, l’œuvre est élevée au rang d’événement théâtral de la saison et donne lieu à un vaste débat. Le thème de la culpabilité, au cœur du drame d’Oreste, incite les responsables culturels français en Autriche à renoncer à tout soutien, estimant que Sartre ne ferait, tout au plus, qu’inquiéter inutilement le public<ref>Cf. Porpaczy 2002, 73</ref>. En contradiction avec l’ambition de transmettre « une image exacte, diverse et actuelle<ref>Haut-Commissariat de la République Française en Autriche 1948, 36</ref> » de la culture française – telle que l’énonce l’Accord culturel franco-autrichien du 15 mars 1947, confirmé par le Haut-Commissariat –, la majorité des œuvres retenues a été publiée avant les années 1930. Le programme de [[Institut français d’Innsbruck|l’Institut français d’Innsbruck]] et de [[Institut français de Vienne|l’Institut français de Vienne]], par exemple, qui propose des conférences sur Léon Bloy, François Mauriac, Charles Péguy et Georges Bernanos, montre que le Renouveau catholique bénéficie d’un accueil nettement plus favorable que l’existentialisme au sein d’un paysage littéraire en pleine reconfessionnalisation. Parmi les auteurs associés à l’existentialisme, le catholique Gabriel Marcel est celui qui bénéficie de la réception la plus favorable. Albert Camus connaît un accueil comparable : sa philosophie et sa littérature de l’absurde, portées par une esthétique sobre, sont perçues comme une variante de l’existentialisme moins déstabilisante sur le plan moral et, de ce fait, plus facilement acceptable. Sartre lui-même, dont l’influence considérable en tant que figure internationale est indéniable, fait aussi l’objet de tentatives d’appropriation de la part des milieux catholiques. Ces derniers trouvent en effet de nombreux points d’ancrage dans l’élasticité de l’existentialisme et dans la marge d’interprétation offerte par ses sujets fondamentaux comme la peur, l’abandon et le désespoir. Ainsi, même après la mise à l’index par le Vatican de l’ensemble de l’œuvre de Sartre en 1948, certains théologiens (Johann Fischl, Gotthold Hasenhüttl) et intellectuels catholiques participent parfois, à contre-courant, de façon substantielle au transfert de sa pensée. Cela se manifeste, par exemple, dans les débats menés au sein de la revue ''Wort und Wahrheit''<ref>https://www.onb.ac.at/oe-literaturzeitschriften/Wort_und_Wahrheit/Wort_und_Wahrheit.htm</ref>(1946-1973) visant à la modernisation de l’Église catholique. On y trouve, entre autres, des articles de Gotthard Montesi (Anton Böhm) et d’un ancien élève de Sartre, Maxime Chastaing<ref>https://www.academie-francaise.fr/maxime-chastaing</ref>, bien que ce dernier demeure perplexe quant à la conception de l’homme niant toute essence a priori.
 
Dans le milieu néoclérical de la philosophie universitaire autrichienne, le ton rejoint celui de la critique culturelle catholique, avec laquelle il existe également des recoupements personnels, à l’exemple du philosophe Erich Heintel<ref>https://www.geschichtewiki.wien.gv.at/Erich_Heintel</ref>. Par ses attaques prolixes contre l’arbitraire de la doctrine existentialiste, il représente l’une de ces figures d’intermédiaires paradoxaux dans leurs effets, qui transmettent des éléments de pensée non par adhésion, mais par rejet. À l’inverse, c’est principalement Leo Gabriel<ref>https://www.geschichtewiki.wien.gv.at/Leo_Gabriel</ref>, adversaire de Heintel à l’Institut de philosophie de Vienne, qui assure une transmission favorable des idées de Sartre et initie sa réception académique, à travers ses enseignements, l’encadrement de thèses et son étude ''Existenzphilosophie von Kierkegaard bis Sartre'' (1951). Le statut de philosophie sérieuse reste néanmoins longtemps refusé à l’existentialisme en raison de ses rapports étroits avec la littérature et la politique, et surtout de ses formes d’expression en tant que mode de vie.
 
À Vienne, le style existentialiste relatif à la pensée, au langage, à l’habillement et au mode de vie s’amalgame en un ensemble socioculturel diffus, inspiré du modèle parisien, en particulier dans la cave ‘Strohkoffer’ appartenant à l’’Art Club’, « une cave dans le style de Saint-Germain-des-Prés [...] avec cette grâce qui caractérise Vienne », comme le relève Jean Cocteau<ref>https://www.academie-francaise.fr/les-immortels/jean-cocteau</ref> dans son journal le 27 mai 1952. La même année, [[Ingeborg Bachmann]] rapporte à [[Paul Celan]] : « Autour de nous, c’était un peu comme Paris, d’ailleurs même les gens ressemblaient presque à ceux des Deux Magots » [„Rund um uns war es ein bisschen wie Paris, und auch die Menschen sahen fast so aus wie die im Deux Magots.“] Les aspects extérieurs constituent le principal point de mire de la presse quotidienne viennoise, qui souligne systématiquement dans ses comptes rendus qu’il n’y a rien de substantiel à attendre de cette clientèle. Néanmoins, le fait que l’existentialisme aide une jeunesse lasse de la tradition à se rebeller contre l’étroitesse d’esprit de la génération de ses parents représente un facteur déterminant pour sa diffusion.
 
Le point culminant et le tournant de la réception de l’existentialisme en Autriche sont atteints lorsque Sartre se rend à Vienne en décembre 1952 pour assister, parmi 1 880 invités venus de 85 pays, au « Congrès des peuples pour la paix », qui se tient sous la protection de l’armée soviétique<ref>Cf. Werner 2021</ref>. Sa présence marque, sur le plan extérieur, le début d’une période de quatre ans en tant que ‘compagnon de route’ du Parti communiste français. Sartre voit dans ce Congrès un événement historique qui se déroule, de surcroît, dans un lieu névralgique situé entre les deux blocs. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il fait interdire au préalable la représentation de sa pièce ''Les Mains sales'' (1948), réputée anticommuniste, au ''Theater am Parkring'' de Vienne, par crainte d’une instrumentalisation. Lors de son second et dernier séjour en Autriche, en 1954, une tentative d’empêcher également la représentation de la pièce au ''Volkstheater'' de Vienne échoue. La participation de Sartre au Congrès des peuples et l’autocensure qu’il exerce sur lui-même, amplifiée par les médias, provoquent un renversement de schémas de réception jusque-là bien établis. La critique communiste qui, après 1945, a opposé, notamment dans la revue ''Tagebuch'', la plus forte résistance à une philosophie de la liberté jugée trop abstraite et antihumaniste, salue très favorablement le tournant opéré par Sartre. En revanche, dans le milieu culturel de la Deuxième République, marqué par l’anticommunisme, l’image selon laquelle Sartre instrumentalise la littérature à des fins de politique partisane se consolide. Les refus de Sartre sont perçus comme une trahison de son concept de « littérature engagée », selon lequel toute œuvre littéraire constitue un appel à la liberté des lecteurs. Pour Sartre, la littérature fait en effet office de ''miroir critique'', dans la mesure où toute mise en lumière littéraire d’un fait en implique nécessairement la remise en question, de sorte qu’elle est politique par essence. Ce programme, théorisé dans ''Qu’est-ce que la littérature ?'' (1948), s’inscrit en résonance avec la revendication, largement partagée dans les revues littéraires et culturelles autrichiennes de tous bords, d’une responsabilité accrue de l’écrivain. Cependant, après la Seconde Guerre mondiale, le doute s’amplifie parmi les écrivains héritiers d’une longue tradition de scepticisme linguistique, qui se demandent si l’ancienne langue ne fait pas que perpétuer d’anciens modèles de pensée. La maxime « Pas de nouveau monde sans nouvelle langue » [„Keine neue Welt ohne neue Sprache“]<ref>Bachmann 1961, 132</ref>, déclinée sous de multiples formes, met en évidence les limites de la volonté de s’ouvrir à une compréhension de la littérature qui mise sur la dicibilité des choses et qui aspire à surmonter, de manière constructive, les disproportions entre le désignant et le désigné : « La fonction d’un écrivain est d’appeler un chat un chat. Si les mots sont malades, c’est à nous de les guérir ».<ref>Sartre 1948, 281sq.</ref> Cette tension se trouve partiellement atténuée dans la réception autrichienne : en raison du besoin de rattrapage engendré par la guerre, l’œuvre de Franz Kafka, qui se communique « sous le choc de l’incompréhension » [„im Schock der Unverständlichkeit“<ref>Adorno 1996, 413</ref>], ainsi que le surréalisme sont en effet accueillis parallèlement à l’existentialisme et à la littérature de l’absurde de Camus. Cette réception asynchrone, caractéristique des transferts culturels, favorise alors la fusion d’éléments apparemment contradictoires, lesquels s’hybrident encore davantage dans un processus de transformation productive, lorsque les dimensions de l’absurde et de l’expérimentation linguistique se combinent à une critique sociale sous-jacente au sein de la littérature autrichienne.
 
La présence de l’existentialisme dans les textes d’écrivaines et d’écrivains autrichien·ne·s va au-delà de cet engagement : elle s’étend du traitement de motifs et de problématiques existentielles et philosophiques (notamment chez Milo Dor, Hans Lebert, Hertha Kräftner, Ilse Aichinger, Ingeborg Bachmann, Helmut Eisendle), à des références intertextuelles (par exemple chez Paul Blaha, Gerhard Fritsch, Johannes Mario Simmel, Peter Turrini, Thomas Bernhard), jusqu’à des réflexions approfondies sur les théorèmes sartriens (chez Andreas Okopenko, Josef Winkler, Ruth Aspöck, Elfriede Jelinek, Norbert Gstrein). L’existentialisme s’affirme ainsi comme une impulsion littéraire et philosophique durable, qui continue de marquer la production autrichienne contemporaine.
 
==Références et liens externes==
<references />
 
==Bibliographie==
*Adorno, Theodor W. : Engagement. In : Adorno: ''Noten zur Literatur''. Hg. v. Rolf Tiedemann. Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp 41996 (Gesammelte Schriften 11), p. 409–430.
*Bachmann, Ingeborg : « Das dreißigste Jahr ». In : Bachmann : ''Sämtliche Erzählungen''. Munich : Piper 2010, p. 94–137.
*Bachmann, Ingeborg : ''Herzzeit. Ingeborg Bachmann – Paul Celan. Der Briefwechsel, mit den Briefwechseln zwischen Paul Celan und Max Frisch sowie zwischen Ingeborg Bachmann und Gisèle Celan-Lestrange''. Hg. und komm. von Bertrand Badiou, Hans Höller, Andrea Stoll und Barbara Wiedemann. Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp 2008.
*Cocteau, Jean : ''Le Passé défini. I. 1951–1952. Journal'', texte établi et annoté par Pierre Chanel. Paris : Gallimard 1983.
*Haut Commissariat de la République Française en Autriche : Division Information, Centre de Documentation, Deux ans et demi de présence française en Autriche, notes documentaires et études no 870 (Série européenne – CXIV), 23 mars 1948.
*Porpaczy, Barbara : ''Frankreich – Österreich. 1945–1960. Kulturpolitik und Identität'' (Innsbruck, Vienne, Munich, Bozen : Studienverlag 2002 (Innsbrucker Forschungen zur Zeitgeschichte 18).
*Sartre, Jean, Paul : ''Qu’est-ce que la littérature ?''. Paris : Gallimard 1948.
*Werner, Juliane:  ''Existentialismus in Österreich. Kultureller Transfer und literarische Resonanz''. Berlin, Boston : De Gruyter 2021 (Studien und Texte zur Sozialgeschichte der Literatur 153).
 
==Auteure==
Juliane Werner
 
Traduit par Irène Cagneau
 
Mise en ligne : 29/09/2025


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Dernière version du 15 octobre 2025 à 10:10

Cette notice propose une analyse de la réception en Autriche de l’écriture, de la pensée et du mode de vie existentialistes développés au sein du cercle parisien entourant Jean-Paul Sartre[1] après la Seconde Guerre mondiale. Elle examine cette réception à travers divers canaux, tels que la presse périodique, le théâtre, les universités, mais aussi en tant que phénomène de mode, expression d’une sous-culture ou encore comme source d’inspiration littéraire et philosophique pour les écrivaines et les écrivains autrichien·ne·s.

Réception en Autriche

En assignant à l’être humain la pleine responsabilité de son existence et en l’invitant à se concevoir comme un projet constant d’être-soi, l’existentialisme suscite, dans les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale, un écho significatif au-delà des frontières françaises. Ce courant philosophique et littéraire centré autour de la figure de Jean-Paul Sartre (1905-1980) se diffuse auprès du public autrichien par une pluralité de canaux : articles et reportages publiés dans la presse alliée ou indépendante, anthologies, traductions d’œuvres disponibles en librairie, dans les bibliothèques publiques ou les circuits privés de prêt, représentations théâtrales, radio et émissions hebdomadaires, conférences organisées dans des instituts culturels ou des centres de formation pour adultes, cours universitaires et publications scientifiques. L’existentialisme s’impose également comme un phénomène de mode, notamment auprès de la jeunesse et dans les milieux artistiques. La configuration spécifique des rapports de pouvoir durant la période d’occupation (1945-1955) influe sur ces instances de transmission, les autorités françaises exerçant souvent un rôle déterminant dans les différents canaux de diffusion.

Alors même que la conception sartrienne de l’être humain comme incarnation de ses propres potentialités entre en résonance avec les aspirations de renouveau de l’après-guerre, plusieurs années s’écoulent avant que les œuvres majeures du philosophe ne soient traduites en allemand – notamment La Nausée (1938 / Der Ekel, 1949), Le Mur (1939 / Die Mauer, 1950), ainsi que ses essais de théorie littéraire et ses écrits philosophiques, au premier rang desquels L’Être et le Néant (1943 / Das Sein und das Nichts, 1952). Il en résulte, d’une part, un décalage entre le développement de la pensée sartrienne – de la phénoménologie à l’existentialisme, puis au marxisme – et la chronologie de sa traduction et de sa réception dans l’espace germanophone ; d’autre part, une première réception fondée principalement sur le texte de conférence L’Existentialisme est un humanisme (1945), dans une version fortement simplifiée, dont la traduction allemande paraît chez l’éditeur Europa en 1947. En raison des obstacles rencontrés, notamment pour obtenir les droits de traduction et de commercialisation auprès des maisons d’édition ouest-allemandes, la commercialisation étant interdite jusqu’en 1948, le public autrichien n’a d’abord accès qu’à des extraits de textes primaires ainsi qu’à des critiques publiées dans des revues littéraires et culturelles, pour la plupart éphémères et d’orientations diverses, qui se multiplient après 1945.

On trouve ainsi des traductions de textes courts existentialistes (de Walter Ruys [Werner Riemerschmid[2]) dans la revue littéraire d’avant-garde Plan (1945-1948), tout comme dans la revue culturelle conservatrice Der Turm[3] (1945-1948, de Josef Ziwutschka), dans laquelle on peut lire en outre des contributions existentialistes centrales de l’écrivain français Gerhard Horst ([Gerhart Hirsch] alias André Gorz[4], 1923-2007), né à Vienne, et de P. A. Stephano, correspondant établi à Paris. Les médiatrices et médiateurs culturel·le·s jouent un rôle déterminant dans ces transferts, influencés par leurs préférences personnelles. Parmi les périodiques fondés, dirigés ou soutenus par l’occupant français, il convient de mentionner l’Europäische Rundschau[5](1946-1949), avec des traductions de Monique von Stratowa et Pierre Seguy (Otto Robert Steinschneider), ainsi que des articles dans l’Österreichische Rundschau[6] (1945-1949) et dans Wort und Tat (1946-1948).

À partir de mars 1947, le bulletin Kulturelles (rebaptisé Geistiges Frankreich en 1950), publié chaque semaine par le Service français d’information à Vienne, joue un rôle d’intermédiaire important. Tiré à 200-300 exemplaires, il diffuse auprès de la presse, de la radio, des universités, des associations et des particuliers, tels que des professeurs et des intellectuels, des informations artistiques et scientifiques relatives à la France, devenant ainsi un vecteur privilégié de transmission du savoir. Le rédacteur Armand Jacob[7] s’impose comme une figure clé du transfert culturel franco-autrichien, notamment à travers ses comptes rendus réguliers consacrés au cercle existentialiste élargi. Par sa sélection de textes, il s’écarte en partie de la ligne directrice de la politique culturelle française, laquelle privilégie la diffusion d’une littérature non clivante, centrée sur les classiques de l’époque des Habsbourg et sur une offre française conforme aux orientations officielles. Ces mesures de soutien visent à renforcer à la fois la conscience individuelle d’appartenance nationale et la conscience étatique du pays, explicitement traité comme un ‘pays ami’, afin de prévenir toute velléité future de rattachement à l’Allemagne. Au lieu d’une réflexion sur le passé récent, l’accent est ainsi mis sur la restauration de la grandeur culturelle de l’Autriche, en s’appuyant sur son statut de victime.

Cette situation éclaire l’une des particularités les plus marquantes de la réception autrichienne : l’absence de la première étape du transfert, observée par ailleurs dans l’espace germanique, de la pièce Les Mouches (1943), qui invite les Français à la Résistance. Sa première représentation en Autriche, sous le titre Die Fliegen, au Wiener Kammerspiele au printemps 1948, passe en grande partie inaperçue, tandis qu’en Allemagne de l’Ouest, l’œuvre est élevée au rang d’événement théâtral de la saison et donne lieu à un vaste débat. Le thème de la culpabilité, au cœur du drame d’Oreste, incite les responsables culturels français en Autriche à renoncer à tout soutien, estimant que Sartre ne ferait, tout au plus, qu’inquiéter inutilement le public[8]. En contradiction avec l’ambition de transmettre « une image exacte, diverse et actuelle[9] » de la culture française – telle que l’énonce l’Accord culturel franco-autrichien du 15 mars 1947, confirmé par le Haut-Commissariat –, la majorité des œuvres retenues a été publiée avant les années 1930. Le programme de l’Institut français d’Innsbruck et de l’Institut français de Vienne, par exemple, qui propose des conférences sur Léon Bloy, François Mauriac, Charles Péguy et Georges Bernanos, montre que le Renouveau catholique bénéficie d’un accueil nettement plus favorable que l’existentialisme au sein d’un paysage littéraire en pleine reconfessionnalisation. Parmi les auteurs associés à l’existentialisme, le catholique Gabriel Marcel est celui qui bénéficie de la réception la plus favorable. Albert Camus connaît un accueil comparable : sa philosophie et sa littérature de l’absurde, portées par une esthétique sobre, sont perçues comme une variante de l’existentialisme moins déstabilisante sur le plan moral et, de ce fait, plus facilement acceptable. Sartre lui-même, dont l’influence considérable en tant que figure internationale est indéniable, fait aussi l’objet de tentatives d’appropriation de la part des milieux catholiques. Ces derniers trouvent en effet de nombreux points d’ancrage dans l’élasticité de l’existentialisme et dans la marge d’interprétation offerte par ses sujets fondamentaux comme la peur, l’abandon et le désespoir. Ainsi, même après la mise à l’index par le Vatican de l’ensemble de l’œuvre de Sartre en 1948, certains théologiens (Johann Fischl, Gotthold Hasenhüttl) et intellectuels catholiques participent parfois, à contre-courant, de façon substantielle au transfert de sa pensée. Cela se manifeste, par exemple, dans les débats menés au sein de la revue Wort und Wahrheit[10](1946-1973) visant à la modernisation de l’Église catholique. On y trouve, entre autres, des articles de Gotthard Montesi (Anton Böhm) et d’un ancien élève de Sartre, Maxime Chastaing[11], bien que ce dernier demeure perplexe quant à la conception de l’homme niant toute essence a priori.

Dans le milieu néoclérical de la philosophie universitaire autrichienne, le ton rejoint celui de la critique culturelle catholique, avec laquelle il existe également des recoupements personnels, à l’exemple du philosophe Erich Heintel[12]. Par ses attaques prolixes contre l’arbitraire de la doctrine existentialiste, il représente l’une de ces figures d’intermédiaires paradoxaux dans leurs effets, qui transmettent des éléments de pensée non par adhésion, mais par rejet. À l’inverse, c’est principalement Leo Gabriel[13], adversaire de Heintel à l’Institut de philosophie de Vienne, qui assure une transmission favorable des idées de Sartre et initie sa réception académique, à travers ses enseignements, l’encadrement de thèses et son étude Existenzphilosophie von Kierkegaard bis Sartre (1951). Le statut de philosophie sérieuse reste néanmoins longtemps refusé à l’existentialisme en raison de ses rapports étroits avec la littérature et la politique, et surtout de ses formes d’expression en tant que mode de vie.

À Vienne, le style existentialiste relatif à la pensée, au langage, à l’habillement et au mode de vie s’amalgame en un ensemble socioculturel diffus, inspiré du modèle parisien, en particulier dans la cave ‘Strohkoffer’ appartenant à l’’Art Club’, « une cave dans le style de Saint-Germain-des-Prés [...] avec cette grâce qui caractérise Vienne », comme le relève Jean Cocteau[14] dans son journal le 27 mai 1952. La même année, Ingeborg Bachmann rapporte à Paul Celan : « Autour de nous, c’était un peu comme Paris, d’ailleurs même les gens ressemblaient presque à ceux des Deux Magots » [„Rund um uns war es ein bisschen wie Paris, und auch die Menschen sahen fast so aus wie die im Deux Magots.“] Les aspects extérieurs constituent le principal point de mire de la presse quotidienne viennoise, qui souligne systématiquement dans ses comptes rendus qu’il n’y a rien de substantiel à attendre de cette clientèle. Néanmoins, le fait que l’existentialisme aide une jeunesse lasse de la tradition à se rebeller contre l’étroitesse d’esprit de la génération de ses parents représente un facteur déterminant pour sa diffusion.

Le point culminant et le tournant de la réception de l’existentialisme en Autriche sont atteints lorsque Sartre se rend à Vienne en décembre 1952 pour assister, parmi 1 880 invités venus de 85 pays, au « Congrès des peuples pour la paix », qui se tient sous la protection de l’armée soviétique[15]. Sa présence marque, sur le plan extérieur, le début d’une période de quatre ans en tant que ‘compagnon de route’ du Parti communiste français. Sartre voit dans ce Congrès un événement historique qui se déroule, de surcroît, dans un lieu névralgique situé entre les deux blocs. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il fait interdire au préalable la représentation de sa pièce Les Mains sales (1948), réputée anticommuniste, au Theater am Parkring de Vienne, par crainte d’une instrumentalisation. Lors de son second et dernier séjour en Autriche, en 1954, une tentative d’empêcher également la représentation de la pièce au Volkstheater de Vienne échoue. La participation de Sartre au Congrès des peuples et l’autocensure qu’il exerce sur lui-même, amplifiée par les médias, provoquent un renversement de schémas de réception jusque-là bien établis. La critique communiste qui, après 1945, a opposé, notamment dans la revue Tagebuch, la plus forte résistance à une philosophie de la liberté jugée trop abstraite et antihumaniste, salue très favorablement le tournant opéré par Sartre. En revanche, dans le milieu culturel de la Deuxième République, marqué par l’anticommunisme, l’image selon laquelle Sartre instrumentalise la littérature à des fins de politique partisane se consolide. Les refus de Sartre sont perçus comme une trahison de son concept de « littérature engagée », selon lequel toute œuvre littéraire constitue un appel à la liberté des lecteurs. Pour Sartre, la littérature fait en effet office de miroir critique, dans la mesure où toute mise en lumière littéraire d’un fait en implique nécessairement la remise en question, de sorte qu’elle est politique par essence. Ce programme, théorisé dans Qu’est-ce que la littérature ? (1948), s’inscrit en résonance avec la revendication, largement partagée dans les revues littéraires et culturelles autrichiennes de tous bords, d’une responsabilité accrue de l’écrivain. Cependant, après la Seconde Guerre mondiale, le doute s’amplifie parmi les écrivains héritiers d’une longue tradition de scepticisme linguistique, qui se demandent si l’ancienne langue ne fait pas que perpétuer d’anciens modèles de pensée. La maxime « Pas de nouveau monde sans nouvelle langue » [„Keine neue Welt ohne neue Sprache“][16], déclinée sous de multiples formes, met en évidence les limites de la volonté de s’ouvrir à une compréhension de la littérature qui mise sur la dicibilité des choses et qui aspire à surmonter, de manière constructive, les disproportions entre le désignant et le désigné : « La fonction d’un écrivain est d’appeler un chat un chat. Si les mots sont malades, c’est à nous de les guérir ».[17] Cette tension se trouve partiellement atténuée dans la réception autrichienne : en raison du besoin de rattrapage engendré par la guerre, l’œuvre de Franz Kafka, qui se communique « sous le choc de l’incompréhension » [„im Schock der Unverständlichkeit“[18]], ainsi que le surréalisme sont en effet accueillis parallèlement à l’existentialisme et à la littérature de l’absurde de Camus. Cette réception asynchrone, caractéristique des transferts culturels, favorise alors la fusion d’éléments apparemment contradictoires, lesquels s’hybrident encore davantage dans un processus de transformation productive, lorsque les dimensions de l’absurde et de l’expérimentation linguistique se combinent à une critique sociale sous-jacente au sein de la littérature autrichienne.

La présence de l’existentialisme dans les textes d’écrivaines et d’écrivains autrichien·ne·s va au-delà de cet engagement : elle s’étend du traitement de motifs et de problématiques existentielles et philosophiques (notamment chez Milo Dor, Hans Lebert, Hertha Kräftner, Ilse Aichinger, Ingeborg Bachmann, Helmut Eisendle), à des références intertextuelles (par exemple chez Paul Blaha, Gerhard Fritsch, Johannes Mario Simmel, Peter Turrini, Thomas Bernhard), jusqu’à des réflexions approfondies sur les théorèmes sartriens (chez Andreas Okopenko, Josef Winkler, Ruth Aspöck, Elfriede Jelinek, Norbert Gstrein). L’existentialisme s’affirme ainsi comme une impulsion littéraire et philosophique durable, qui continue de marquer la production autrichienne contemporaine.

Références et liens externes

Bibliographie

  • Adorno, Theodor W. : Engagement. In : Adorno: Noten zur Literatur. Hg. v. Rolf Tiedemann. Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp 41996 (Gesammelte Schriften 11), p. 409–430.
  • Bachmann, Ingeborg : « Das dreißigste Jahr ». In : Bachmann : Sämtliche Erzählungen. Munich : Piper 2010, p. 94–137.
  • Bachmann, Ingeborg : Herzzeit. Ingeborg Bachmann – Paul Celan. Der Briefwechsel, mit den Briefwechseln zwischen Paul Celan und Max Frisch sowie zwischen Ingeborg Bachmann und Gisèle Celan-Lestrange. Hg. und komm. von Bertrand Badiou, Hans Höller, Andrea Stoll und Barbara Wiedemann. Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp 2008.
  • Cocteau, Jean : Le Passé défini. I. 1951–1952. Journal, texte établi et annoté par Pierre Chanel. Paris : Gallimard 1983.
  • Haut Commissariat de la République Française en Autriche : Division Information, Centre de Documentation, Deux ans et demi de présence française en Autriche, notes documentaires et études no 870 (Série européenne – CXIV), 23 mars 1948.
  • Porpaczy, Barbara : Frankreich – Österreich. 1945–1960. Kulturpolitik und Identität (Innsbruck, Vienne, Munich, Bozen : Studienverlag 2002 (Innsbrucker Forschungen zur Zeitgeschichte 18).
  • Sartre, Jean, Paul : Qu’est-ce que la littérature ?. Paris : Gallimard 1948.
  • Werner, Juliane: Existentialismus in Österreich. Kultureller Transfer und literarische Resonanz. Berlin, Boston : De Gruyter 2021 (Studien und Texte zur Sozialgeschichte der Literatur 153).

Auteure

Juliane Werner

Traduit par Irène Cagneau

Mise en ligne : 29/09/2025