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Lorsqu’on se penche aussi bien sur l’enseignement<ref>Lacheny / Laplénie 2009</ref> que sur les recherches de Gerald Stieg<ref>Lacheny 2008</ref>, force est de constater qu’il a largement concentré son attention sur l’Autriche – non pas tant comme fin en soi que comme accès à des problématiques plus générales relevant de l’histoire littéraire, de l’étude des formes et des genres ou encore de l’histoire des idées, entendue ici dans un sens large et non dogmatique. Sous l’influence de Pierre Bertaux qui visait à ouvrir la germanistique française aux études de civilisation à côté de la toute-puissance de la littérature, G. Stieg s’est constamment efforcé de montrer l’intrication entre la littérature et la civilisation, replaçant l’analyse littéraire dans son contexte historique, social et politique et pratiquant ainsi des « cultural studies » avant la lettre<ref>Stieg 2013 : 32</ref>.
Lorsqu’on se penche aussi bien sur l’enseignement<ref>Lacheny / Laplénie 2009</ref> que sur les recherches de Gerald Stieg<ref>Lacheny 2008</ref>, force est de constater qu’il a largement concentré son attention sur l’Autriche – non pas tant comme fin en soi que comme accès à des problématiques plus générales relevant de l’histoire littéraire, de l’étude des formes et des genres ou encore de l’histoire des idées, entendue ici dans un sens large et non dogmatique. Sous l’influence de Pierre Bertaux qui visait à ouvrir la germanistique française aux études de civilisation à côté de la toute-puissance de la littérature, G. Stieg s’est constamment efforcé de montrer l’intrication entre la littérature et la civilisation, replaçant l’analyse littéraire dans son contexte historique, social et politique et pratiquant ainsi des « cultural studies » avant la lettre<ref>Stieg 2013 : 32</ref>.


Ce qui ressort le plus vivement des travaux et publications de G. Stieg, c’est la vive attention portée aux écrivains majeurs : [[Elias Canetti|Canetti]], Goethe, [[Karl Kraus|Kraus]], [[Robert Musil|Musil]], [[Rainer Maria Rilke|Rilke]] ou encore [[Georg Trakl|Trakl]]. Au sein de cette liste non exhaustive, Kraus et Canetti occupent une place cardinale : s’arrachant à la pensée nationale-socialiste qui était aussi celle d’un père « resté obstinément fidèle à son idéal déchu<ref>''Ibid''. : 26</ref> », Gerald Stieg découvrit ''Troisième nuit de Walpurgis'' et ''Auto-da-fé'' presque simultanément, lorsqu’il était assistant à l’université d’Innsbruck. Concernant ''Troisième nuit'', il écrit rétrospectivement : « Le choc de cette lecture était incroyable : je tenais dans mes mains la meilleure, la plus profonde, la plus lucide analyse du national-socialisme, rédigée non pas après la catastrophe, mais au commencement de son règne.<ref>''Ibid''. : 29</ref> » et évoque l’œuvre de Canetti comme « une découverte qui allait avoir des conséquences très importantes pour moi.<ref>''Ibid''. : 31</ref> » L’éminent germaniste Wendelin Schmidt-Dengler<ref>https://shs.cairn.info/revue-etudes-germaniques-2010-2-page-161?lang=fr</ref>, son collègue et ami à l’université de Vienne, lui a attribué le titre honorifique de « canettologue ». En retour, Gerald Stieg apporta une contribution massive à la connaissance et à la diffusion de Kraus et de Canetti en France par des colloques d’envergure internationale et des numéros de revue, mais aussi en collaborant à des expositions (comme celle du Centre Pompidou en 1986) ou à des émissions radiophoniques. À titre d’exemples, on citera ici le numéro 11 (1980) d’''[[Austriaca]]'' en hommage à Elias Canetti, le grand colloque « Elias Canetti (1905-1994) » à la Bibliothèque nationale de France (''[[Austriaca]]'' n<sup>o</sup>61, 2005), le numéro 49 (1999) d’''[[Austriaca]]'' consacré à l’actualité de Karl Kraus ou encore le numéro 35/36 (« Les guerres de Karl Kraus », 2006) de la revue ''Agone'', fruit d’un colloque organisé au Collège de France avec son ami [[Jacques Bouveresse]].
Ce qui ressort le plus vivement des travaux et publications de G. Stieg, c’est la vive attention portée aux écrivains majeurs : [[Elias Canetti|Canetti]], Goethe, [[Karl Kraus|Kraus]], [[Robert Musil|Musil]], [[Rainer Maria Rilke|Rilke]] ou encore [[Georg Trakl|Trakl]]. Au sein de cette liste non exhaustive, Kraus et Canetti occupent une place cardinale : s’arrachant à la pensée nationale-socialiste qui était aussi celle d’un père « resté obstinément fidèle à son idéal déchu<ref>''Ibid''. : 26</ref> », Gerald Stieg découvrit ''Troisième nuit de Walpurgis'' et ''Auto-da-fé'' presque simultanément, lorsqu’il était assistant à l’université d’Innsbruck. Concernant ''Troisième nuit'', il écrit rétrospectivement : « Le choc de cette lecture était incroyable : je tenais dans mes mains la meilleure, la plus profonde, la plus lucide analyse du national-socialisme, rédigée non pas après la catastrophe, mais au commencement de son règne.<ref>''Ibid''. : 29</ref> » et évoque l’œuvre de Canetti comme « une découverte qui allait avoir des conséquences très importantes pour moi.<ref>''Ibid''. : 31</ref> » L’éminent germaniste Wendelin Schmidt-Dengler<ref>https://shs.cairn.info/revue-etudes-germaniques-2010-2-page-161?lang=fr</ref>, son collègue et ami à l’université de Vienne, lui a attribué le titre honorifique de « canettologue ». En retour, Gerald Stieg apporta une contribution massive à la connaissance et à la diffusion de Kraus et de Canetti en France par des colloques d’envergure internationale et des numéros de revue, mais aussi en collaborant à des expositions (comme celle du Centre Pompidou en 1986) ou à des émissions radiophoniques. À titre d’exemples, on citera ici le numéro 11 (1980) d’''[[Austriaca]]'' en hommage à [[Elias Canetti]], le grand colloque « Elias Canetti (1905-1994) » à la Bibliothèque nationale de France (''[[Austriaca]]'' n<sup>o</sup>61, 2005), le numéro 49 (1999) d’''[[Austriaca]]'' consacré à l’actualité de Karl Kraus ou encore le numéro 35/36 (« Les guerres de Karl Kraus », 2006) de la revue ''Agone'', fruit d’un colloque organisé au Collège de France avec son ami [[Jacques Bouveresse]].


L’un des grands objectifs de G. Stieg a toujours été de favoriser les initiatives des jeunes chercheurs<ref>''Ibid''. : 243</ref>. À la lecture de la liste des travaux de recherche que G. Stieg a dirigés<ref>Lacheny 2009 : 283–288</ref>, on est frappé par le caractère à la fois atypique et audacieux des sujets traités : études thématiques et monographies d’auteurs y sont certes représentées, mais elles sont souvent abordées selon des axes bien particuliers (politique, poétique, poétologique) et coexistent avec des projets qui combinent des aires culturelles, des auteurs, des approches. La variété des travaux qui en a résulté témoigne tout autant des personnalités et des goûts propres à chacun de leurs auteurs que de la confiance et de l’écoute que G. Stieg accordait aux étudiants qui le consultaient. Derrière la variété des travaux de ses doctorants, on peut reconnaître de grandes constantes, comme l’abondance des travaux comparatistes ou génétiques, mais aussi des études de réception. En outre, la place de choix réservée aux auteurs majeurs (Musil, Canetti, [[Ingeborg Bachmann|Bachmann]], [[Paul Celan|Celan]], [[Thomas Bernhard|Bernhard]], Rilke) révèle une réflexion continue sur l’importance de la littérature de langue allemande – en particulier autrichienne – au sein de la tradition européenne<ref>Stieg / Valentin 1997</ref>. Pour donner une idée de l’éventail et de l’orientation des recherches des doctorants de G. Stieg, quelques exemples des sujets traités suffiront : les « Réflexions » d’Elias Canetti / Canetti, lecteur de Cervantès, Gogol et Stendhal / la religion dans la pensée de Canetti ; les ''Élégies de Duino'' / arts visuels et réflexion poétique chez Rilke / Kafka, Rilke et Pessoa ; [[Manès Sperber]] ; [[Ingeborg Bachmann]] et Marguerite Duras ; Robert Musil et la question anthropologique / le statut des transgressions dans l’œuvre de Musil ; [[Ilse Aichinger]] ; la poétique de [[Franz Werfel]] ; la réception de [[Thomas Bernhard]] dans la presse française / Bernhard et Tchékhov ; Paul Celan et Anselm Kiefer / la réception de Celan en France ; la réception de la psychanalyse dans les milieux littéraires de langue allemande de 1900 à 1930 ; la réception française de [[Peter Handke]] ; la réception de l’œuvre de [[Johann Nestroy]] par [[Karl Kraus]] ; les traductions françaises du théâtre d’[[Elfriede Jelinek]]. On retrouve dans cette liste, reflet des axes de recherche de G. Stieg, une nette prédominance d’auteurs autrichiens, au premier rang desquels Karl Kraus, Elias Canetti, Robert Musil et Rainer Maria Rilke, dont G. Stieg a édité les ''Œuvres poétiques'' pour la « Bibliothèque de la Pléiade<ref>Rilke 1997</ref> », auteurs auxquels il convient d’ajouter le ''Wiener Vorstadttheater'' (Raimund et surtout Nestroy) et des études de civilisation<ref>Lacheny 2008</ref>. Il faut enfin citer la musique, si présente dans l’enseignement et la vie de G. Stieg : en Mozart « se réalisait pour moi une fusion unique entre la culture populaire du pays et une vision universelle de l’humanité.<ref>Stieg 2013 : 30</ref> ». G. Stieg a en outre publié dans ''Le Monde de la musique'' du 11 octobre 1990 un texte portant sur le quatuor à cordes sous le titre canettien « Le cœur secret de l’Europe ». Cet article, qui était le fruit d’une longue réflexion nourrie de sa coopération avec Georges Zeisel<ref>https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb119296332</ref>, le fondateur de l’association ProQuartet, a d’ailleurs été repris en 2000 dans l’ouvrage ''Europes : de l’Antiquité au XX<sup>e</sup> siècle : anthologie critique et commentée'' dirigé par Yves Hersant et Fabienne Durand-Bogaert (Paris : R. Laffont, coll. « Bouquins », 2000).
L’un des grands objectifs de G. Stieg a toujours été de favoriser les initiatives des jeunes chercheurs<ref>''Ibid''. : 243</ref>. À la lecture de la liste des travaux de recherche que G. Stieg a dirigés<ref>Lacheny 2009 : 283–288</ref>, on est frappé par le caractère à la fois atypique et audacieux des sujets traités : études thématiques et monographies d’auteurs y sont certes représentées, mais elles sont souvent abordées selon des axes bien particuliers (politique, poétique, poétologique) et coexistent avec des projets qui combinent des aires culturelles, des auteurs, des approches. La variété des travaux qui en a résulté témoigne tout autant des personnalités et des goûts propres à chacun de leurs auteurs que de la confiance et de l’écoute que G. Stieg accordait aux étudiants qui le consultaient. Derrière la variété des travaux de ses doctorants, on peut reconnaître de grandes constantes, comme l’abondance des travaux comparatistes ou génétiques, mais aussi des études de réception. En outre, la place de choix réservée aux auteurs majeurs (Musil, Canetti, [[Ingeborg Bachmann|Bachmann]], [[Paul Celan|Celan]], [[Thomas Bernhard|Bernhard]], Rilke) révèle une réflexion continue sur l’importance de la littérature de langue allemande – en particulier autrichienne – au sein de la tradition européenne<ref>Stieg / Valentin 1997</ref>. Pour donner une idée de l’éventail et de l’orientation des recherches des doctorants de G. Stieg, quelques exemples des sujets traités suffiront : les « Réflexions » d’Elias Canetti / Canetti, lecteur de Cervantès, Gogol et Stendhal / la religion dans la pensée de Canetti ; les ''Élégies de Duino'' / arts visuels et réflexion poétique chez Rilke / Kafka, Rilke et Pessoa ; [[Manès Sperber]] ; [[Ingeborg Bachmann]] et Marguerite Duras ; Robert Musil et la question anthropologique / le statut des transgressions dans l’œuvre de Musil ; [[Ilse Aichinger]] ; la poétique de [[Franz Werfel]] ; la réception de [[Thomas Bernhard]] dans la presse française / Bernhard et Tchékhov ; Paul Celan et Anselm Kiefer / la réception de Celan en France ; la réception de la psychanalyse dans les milieux littéraires de langue allemande de 1900 à 1930 ; la réception française de [[Peter Handke]] ; la réception de l’œuvre de [[Johann Nestroy]] par [[Karl Kraus]] ; les traductions françaises du théâtre d’[[Elfriede Jelinek]] ; les discours sur la sexualité à Vienne et à Berlin (1900-1914). On retrouve dans cette liste, reflet des axes de recherche de G. Stieg, une nette prédominance d’auteurs autrichiens, au premier rang desquels Karl Kraus, Elias Canetti, Robert Musil et Rainer Maria Rilke, dont G. Stieg a édité les ''Œuvres poétiques'' pour la « Bibliothèque de la Pléiade<ref>Rilke 1997</ref> », auteurs auxquels il convient d’ajouter le ''Wiener Vorstadttheater'' (Raimund et surtout Nestroy) et des études de civilisation<ref>Lacheny 2008</ref>. Il faut enfin citer la musique, si présente dans l’enseignement et la vie de G. Stieg : en Mozart « se réalisait pour moi une fusion unique entre la culture populaire du pays et une vision universelle de l’humanité.<ref>Stieg 2013 : 30</ref> ». G. Stieg a en outre publié dans ''Le Monde de la musique'' du 11 octobre 1990 un texte portant sur le quatuor à cordes sous le titre canettien « Le cœur secret de l’Europe ». Cet article, qui était le fruit d’une longue réflexion nourrie de sa coopération avec Georges Zeisel<ref>https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb119296332</ref>, le fondateur de l’association ProQuartet, a d’ailleurs été repris en 2000 dans l’ouvrage ''Europes : de l’Antiquité au XX<sup>e</sup> siècle : anthologie critique et commentée'' dirigé par Yves Hersant et Fabienne Durand-Bogaert (Paris : R. Laffont, coll. « Bouquins », 2000).


==Un médiateur critique entre l’Autriche et la France==
==Un médiateur critique entre l’Autriche et la France==

Dernière version du 1 février 2025 à 11:18

Gerald Stieg

Né le 25 mai 1941 à Salzbourg, ayant « grandi dans une atmosphère où national-socialisme et catholicisme formaient un mélange détonant[1] », Gerald Stieg est un germaniste et philologue austro-français qui a joué un rôle majeur dans la promotion de la culture et de la littérature autrichiennes en France ainsi que dans les échanges culturels entre la France et l’Autriche par son activité scientifique et éditoriale en qualité de rédacteur en chef de la revue Austriaca.

Éléments de biographie

Après un baccalauréat autrichien (Matura) obtenu en 1959 au lycée bénédictin d’Admont, à environ une heure et demie de son petit village d’Irdning en Styrie, G. Stieg a étudié la théologie, la philosophie, la philologie ancienne et la germanistique aux universités de Graz et d’Innsbruck. Il enseigna du reste pendant quatre ans dans cette dernière université comme assistant avant de rejoindre la France où il enseigna tour à tour comme lecteur, assistant, maître-assistant, maître de conférences et, enfin, professeur de littérature et de civilisation allemandes et autrichiennes de 1988 2009 à l’Institut d’allemand d’Asnières (université Paris 3). Après avoir obtenu l’agrégation d’allemand en 1976 et consacré sa thèse de troisième cycle, dirigée par Pierre Bertaux, aux interactions entre Der Brenner et Die Fackel[2], il soutint son doctorat d’État neuf ans plus tard à l’Université de Nancy (garant : Jean-Marie Valentin) avec une étude novatrice, située au croisement entre littérature et civilisation, portant sur « Fruits du feu ». L’incendie du Palais de justice de Vienne en 1927 et ses conséquences dans la littérature autrichienne[3]. Vers la fin de sa carrière universitaire, G. Stieg dirigea, à la suite de Hansgerd Schulte[4], l’Institut d’allemand d’Asnières (2001-2005) et l’Équipe d’accueil 182 (« Centre de recherches sur les sociétés et cultures des pays de langue allemande aux XIXe, XXe et XXIe siècles »), ainsi que l’École Doctorale 385 (« Espace européen contemporain »).

Auteurs autrichiens de prédilection et direction de recherche

Lorsqu’on se penche aussi bien sur l’enseignement[5] que sur les recherches de Gerald Stieg[6], force est de constater qu’il a largement concentré son attention sur l’Autriche – non pas tant comme fin en soi que comme accès à des problématiques plus générales relevant de l’histoire littéraire, de l’étude des formes et des genres ou encore de l’histoire des idées, entendue ici dans un sens large et non dogmatique. Sous l’influence de Pierre Bertaux qui visait à ouvrir la germanistique française aux études de civilisation à côté de la toute-puissance de la littérature, G. Stieg s’est constamment efforcé de montrer l’intrication entre la littérature et la civilisation, replaçant l’analyse littéraire dans son contexte historique, social et politique et pratiquant ainsi des « cultural studies » avant la lettre[7].

Ce qui ressort le plus vivement des travaux et publications de G. Stieg, c’est la vive attention portée aux écrivains majeurs : Canetti, Goethe, Kraus, Musil, Rilke ou encore Trakl. Au sein de cette liste non exhaustive, Kraus et Canetti occupent une place cardinale : s’arrachant à la pensée nationale-socialiste qui était aussi celle d’un père « resté obstinément fidèle à son idéal déchu[8] », Gerald Stieg découvrit Troisième nuit de Walpurgis et Auto-da-fé presque simultanément, lorsqu’il était assistant à l’université d’Innsbruck. Concernant Troisième nuit, il écrit rétrospectivement : « Le choc de cette lecture était incroyable : je tenais dans mes mains la meilleure, la plus profonde, la plus lucide analyse du national-socialisme, rédigée non pas après la catastrophe, mais au commencement de son règne.[9] » et évoque l’œuvre de Canetti comme « une découverte qui allait avoir des conséquences très importantes pour moi.[10] » L’éminent germaniste Wendelin Schmidt-Dengler[11], son collègue et ami à l’université de Vienne, lui a attribué le titre honorifique de « canettologue ». En retour, Gerald Stieg apporta une contribution massive à la connaissance et à la diffusion de Kraus et de Canetti en France par des colloques d’envergure internationale et des numéros de revue, mais aussi en collaborant à des expositions (comme celle du Centre Pompidou en 1986) ou à des émissions radiophoniques. À titre d’exemples, on citera ici le numéro 11 (1980) d’Austriaca en hommage à Elias Canetti, le grand colloque « Elias Canetti (1905-1994) » à la Bibliothèque nationale de France (Austriaca no61, 2005), le numéro 49 (1999) d’Austriaca consacré à l’actualité de Karl Kraus ou encore le numéro 35/36 (« Les guerres de Karl Kraus », 2006) de la revue Agone, fruit d’un colloque organisé au Collège de France avec son ami Jacques Bouveresse.

L’un des grands objectifs de G. Stieg a toujours été de favoriser les initiatives des jeunes chercheurs[12]. À la lecture de la liste des travaux de recherche que G. Stieg a dirigés[13], on est frappé par le caractère à la fois atypique et audacieux des sujets traités : études thématiques et monographies d’auteurs y sont certes représentées, mais elles sont souvent abordées selon des axes bien particuliers (politique, poétique, poétologique) et coexistent avec des projets qui combinent des aires culturelles, des auteurs, des approches. La variété des travaux qui en a résulté témoigne tout autant des personnalités et des goûts propres à chacun de leurs auteurs que de la confiance et de l’écoute que G. Stieg accordait aux étudiants qui le consultaient. Derrière la variété des travaux de ses doctorants, on peut reconnaître de grandes constantes, comme l’abondance des travaux comparatistes ou génétiques, mais aussi des études de réception. En outre, la place de choix réservée aux auteurs majeurs (Musil, Canetti, Bachmann, Celan, Bernhard, Rilke) révèle une réflexion continue sur l’importance de la littérature de langue allemande – en particulier autrichienne – au sein de la tradition européenne[14]. Pour donner une idée de l’éventail et de l’orientation des recherches des doctorants de G. Stieg, quelques exemples des sujets traités suffiront : les « Réflexions » d’Elias Canetti / Canetti, lecteur de Cervantès, Gogol et Stendhal / la religion dans la pensée de Canetti ; les Élégies de Duino / arts visuels et réflexion poétique chez Rilke / Kafka, Rilke et Pessoa ; Manès Sperber ; Ingeborg Bachmann et Marguerite Duras ; Robert Musil et la question anthropologique / le statut des transgressions dans l’œuvre de Musil ; Ilse Aichinger ; la poétique de Franz Werfel ; la réception de Thomas Bernhard dans la presse française / Bernhard et Tchékhov ; Paul Celan et Anselm Kiefer / la réception de Celan en France ; la réception de la psychanalyse dans les milieux littéraires de langue allemande de 1900 à 1930 ; la réception française de Peter Handke ; la réception de l’œuvre de Johann Nestroy par Karl Kraus ; les traductions françaises du théâtre d’Elfriede Jelinek ; les discours sur la sexualité à Vienne et à Berlin (1900-1914). On retrouve dans cette liste, reflet des axes de recherche de G. Stieg, une nette prédominance d’auteurs autrichiens, au premier rang desquels Karl Kraus, Elias Canetti, Robert Musil et Rainer Maria Rilke, dont G. Stieg a édité les Œuvres poétiques pour la « Bibliothèque de la Pléiade[15] », auteurs auxquels il convient d’ajouter le Wiener Vorstadttheater (Raimund et surtout Nestroy) et des études de civilisation[16]. Il faut enfin citer la musique, si présente dans l’enseignement et la vie de G. Stieg : en Mozart « se réalisait pour moi une fusion unique entre la culture populaire du pays et une vision universelle de l’humanité.[17] ». G. Stieg a en outre publié dans Le Monde de la musique du 11 octobre 1990 un texte portant sur le quatuor à cordes sous le titre canettien « Le cœur secret de l’Europe ». Cet article, qui était le fruit d’une longue réflexion nourrie de sa coopération avec Georges Zeisel[18], le fondateur de l’association ProQuartet, a d’ailleurs été repris en 2000 dans l’ouvrage Europes : de l’Antiquité au XXe siècle : anthologie critique et commentée dirigé par Yves Hersant et Fabienne Durand-Bogaert (Paris : R. Laffont, coll. « Bouquins », 2000).

Un médiateur critique entre l’Autriche et la France

Avec son ami et collègue Félix Kreissler, Gerald Stieg fut en 1975, l’année de sa naturalisation française pour pouvoir passer l’agrégation d’allemand, l’un des membres fondateurs de la revue Austriaca. Cahiers universitaires d’information sur l’Autriche, dont il allait être le rédacteur en chef (avec Gilbert Ravy) pendant plus de vingt ans, de 1982 à 2004, avant d’en céder la direction à Jacques Lajarrige. Outre son activité de rédacteur en chef de la revue, G. Stieg a coordonné, seul ou à deux, une dizaine de numéros thématiques, qui dessinent là encore clairement les grands axes de ses recherches – deux numéros consacrés à Canetti (no11, 61), deux numéros consacrés à Kraus (no22, 49), un numéro dédié à Georg Trakl (no65-66) notamment –, numéros auxquels s’ajoutent de nombreux articles et comptes rendus portant sur ses domaines de spécialité[19].

Le travail mené par Gerald Stieg au service de la revue Austriaca est à la fois l’expression et le reflet d’un engagement sans faille, mais non dénué de distance critique, en tant que médiateur entre la France et l’Autriche. De fait, G. Stieg n’a pas hésité à défendre des positions politiques sans concession. Il a ainsi pris publiquement position contre Jörg Haider[20] et son populisme d’extrême droite ; il n’a, du reste, jamais cessé de combattre la politique de la coalition autrichienne (ÖVP-FPÖ) de l’an 2000 derrière laquelle se dressait à ses yeux « l’ombre du national-socialisme et du pangermanisme[21] », ce qui lui valut d’être pour un certain temps persona non grata au sein des milieux officiels autrichiens. G. Stieg, au nom du comité de rédaction d’Austriaca, est allé jusqu’à rompre tout lien avec les autorités gouvernementales autrichiennes de l’époque et à refuser toute subvention émanant de l’État autrichien pour la revue Austriaca. Le refus de cette subvention est clairement justifié dans la lettre envoyée le 14 mai 2000 à Benita Ferrero-Waldner[22], alors ministre des Affaires étrangères : « Cette attitude est déterminée pour nous par le fait qu’il est moralement inadmissible d’accepter de l’argent d’un donateur que l’on combat ouvertement. Cet acte n’est pas dirigé contre l’Autriche, bien au contraire, il entend être le symbole d’une opposition politique et morale.[23] » De plus, alors que le congrès de l’Association internationale des germanistes (IVG) se tenait en 2000 à Vienne quelques mois après la constitution d’un gouvernement de coalition « noire-bleue », G. Stieg participa avec Jacques Bouveresse, Jacques Le Rider et Heinz Wismann[24] à une action parallèle de protestation au titre éloquent, « Die Germanistik, eine politische Wissenschaft? », organisée au Musée juif de Vienne. Enfin, en créant avec Félix Kreissler en 2000 une « Société franco-autrichienne », G. Stieg s’est engagé « dans un combat dont le but était de délégitimer la politique culturelle autrichienne en France » car il avait le sentiment « que le gouvernement autrichien était en train de jouer de façon irresponsable avec les fondements de la république et son crédit international.[25] » Ce passage illustre parfaitement la probité intellectuelle de Gerald Stieg, défenseur d’une identité autrichienne placée sous l’égide musicale de Mozart et littéraire de Nestroy, Kraus, Canetti, Rilke et Trakl contre les relents du passé national-socialiste et pangermaniste autrichien.

Références et liens externes

  1. Stieg 2013 : 24
  2. Stieg 1976
  3. Stieg 1989, 1990
  4. https://shs.cairn.info/revue-allemagne-d-aujourd-hui-2020-1-page-153?lang=fr
  5. Lacheny / Laplénie 2009
  6. Lacheny 2008
  7. Stieg 2013 : 32
  8. Ibid. : 26
  9. Ibid. : 29
  10. Ibid. : 31
  11. https://shs.cairn.info/revue-etudes-germaniques-2010-2-page-161?lang=fr
  12. Ibid. : 243
  13. Lacheny 2009 : 283–288
  14. Stieg / Valentin 1997
  15. Rilke 1997
  16. Lacheny 2008
  17. Stieg 2013 : 30
  18. https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb119296332
  19. Lacheny 2008
  20. https://biographien.ac.at/ID-184.6192681877674-1
  21. Stieg 2013 : 35
  22. https://www.geschichtewiki.wien.gv.at/Benita_Ferrero-Waldner
  23. Lettre reproduite in : Austriaca no50, 2000 : 9–11, ici : 10
  24. https://www.deutsche-biographie.de/141838035.html
  25. Stieg 2013 : 36

Bibliographie

  • Lacheny, Marc : « Travaux et publications de Gerald Stieg ». In : Kerstin Hausbei et Alain Lattard (dir.) : Identité(s) multiple(s). Paris : Presses Sorbonne Nouvelle 2008, p. 249–264.
  • Lacheny, Marc et Laplénie, Jean-François (dir.) : « Au nom de Goethe ! » Hommage à Gerald Stieg. Paris : L’Harmattan 2009.
  • Lacheny, Marc : « Travaux de recherche dirigés par Gerald Stieg ». In : Marc Lacheny et Jean-François *Laplénie (dir.) : « Au nom de Goethe ! » Hommage à Gerald Stieg. Paris : L’Harmattan 2009, p. 283–288.
  • Rilke, Rainer Maria : Œuvres poétiques, dirigées par Gerald Stieg. Paris : Gallimard 1997.
  • Stieg, Gerald : Der Brenner und die Fackel. Ein Beitrag zur Wirkungsgeschichte von Karl Kraus. Salzbourg : Otto Müller 1976.
  • Stieg, Gerald : « Fruits du feu ». L’incendie du Palais de justice de Vienne en 1927 et ses conséquences dans la littérature autrichienne. Rouen : PURH 1989.
  • Stieg, Gerald : Frucht des Feuers. Canetti, Doderer, Kraus und der Justizpalastbrand. Vienne : Edition Falter im ÖBV 1990.
  • Stieg, Gerald et Valentin, Jean-Marie (dir.) : « Ein Dichter braucht Ahnen ». Elias Canetti und die europäische Tradition. Berne : Peter Lang 1997.
  • Stieg, Gerald : L’Autriche : une nation chimérique ? Cabris : Sulliver 2013.
  • Stieg, Gerald : Sein oder Schein. Die Österreich-Idee von Maria Theresia bis zum Anschluss. Vienne, Cologne, Weimar : Böhlau 2016.

Auteur

Marc Lacheny

Mise en ligne : 14/01/2025